La vidéosurveillance laissée en jachère

Le 13 juillet 2011

Tel un enfant qui réclame et obtient de ses parents un hamster, sans en prendre soin, l'État français encourage et subventionne l'achat de caméras de vidéosurveillance par les communes. Et derrière, c'est la débrouille qui domine.

Un bon pourcentage du parc n’est pas connecté à un écran faute de moyens, sans compter les problèmes techniques, la mauvaise qualité des enregistrements. Et après l’installation, les moyens pour entretenir ne sont pas toujours présents.

Dans notre article sur les fausses caméras de vidéosurveillance, Étienne Drouard, ancien membre de la Cnil, membre du Comité d’éthique du plan de vidéoprotection pour Paris [pdf] et avocat spécialisé dans les technologies de l’information et la propriété intellectuelle, nous faisait remarquer que, de facto, une partie du parc français était en partie ou complètement factice. L’État promeut l’outil auprès des élus en leur apportant sa manne financière, via le Fonds Interministériel de Prévention de la Délinquance (FIPD), qui lui consacre en 2011 30 millions sur une enveloppe totale de 51 millions. Toutefois, il a omis un détail d’importance : une fois installées, il faut assurer leur maintenance et avoir du personnel derrière les écrans si on veut que le système remplisse ses fonctions deux et trois, dans l’ordre chronologique.

Petit point théorique : l’efficacité de la vidéosurveillance se mesure sur trois aspects. Le premier, c’est la dissuasion : j’avais l’intention de casser une vitrine, je vois une caméra, du coup, je ne commets pas mon geste. Le deuxième, c’est la protection en temps réel : une personne se fait agresser dans la rue, la scène est filmée, un opérateur derrière son écran relié à la caméra alerte la police qui intervient et empêche que cela aille plus loin. Enfin, l’outil est utilisé pour élucider après coup un délit ou un crime, grâce au visionnage des bandes.

Pour être exact, l’État a bien vendu l’aspect qualitatif, mais a oublié son chapitre financement. Lors de l’installation de la Commission Nationale de la vidéosurveillance en 2007, la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie a bien affirmé « souhaite[r] des installations modernes, avec la possibilité pour les policiers d’accéder aux images des municipalités et des grands gestionnaires d’espaces publics : transports, centres commerciaux, enceintes sportives… Cet objectif ambitieux est, j’en suis persuadée, parfaitement réalisable. J’en ai la ferme volonté. »

La volonté mais pas les sous. Dans la réalité, les élus se retrouvent grosjean comme devant. Ce d’autant plus que le Conseil constitutionnel a censuré la solution qui les séduisait, déléguer au privé l’exploitation et le visionnage des images. Bref, contrairement à ce que pensait le premier édile de Crépy (60), dans un faux éclair de génie gestionnaire, il ne serait pas « dommage de ne pas utiliser la vidéosurveillance, vu toutes les subventions possibles… »

« 10% du coût de l’investissement initial »

Le coût de fonctionnement comporte deux principaux postes de dépense : l’entretien et les opérateurs chargés de visionner les images en temps réel.

« L’entretien correspond à 10% du coût de l’investissement initial », avance Tanguy Le Goff, sociologue à l’IAURIF (Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Ile-de-France). Obtenir une évaluation précise de son coût n’est pas chose facile. « C’est le flou, constate Émilie Therouin, adjointe EELV au maire d’Amiens (135.000 habitants, 48 caméras) en charge de la sécurité et de la prévention des risques urbains. C’est mélangé dans des lignes de comptabilité différentes. » Du coup, elle a demandé un audit à ce sujet. Elle souligne aussi l’aberration d’effectuer la maintenance en fin de journée « quand il se passe des choses dans les quartiers sensibles. » Une maintenance externalisée…

La pêche aux informations est hasardeuse. On tombe ainsi sur cet article de l’AISG (Agence d’information sécurité globale) [pdf] qui donne le chiffre de 310 000 euros pour la maintenance de la communauté urbaine de Strasbourg, pour un investissement de 6,5 millions d’euros depuis 2003 pour 336 caméras.

Pour expliquer ce manque d’information, un rapport de 2008 de l’IAURIF [pdf] avançait cette hypothèse :

La crainte des élus locaux de faire évaluer des dispositifs à l’installation coûteuse qui, bien souvent, ont été récemment installés (il est donc invoqué un manque de recul) et dont les résultats pourraient apparaître comme décevants. Sans doute faut-il ainsi expliquer la stratégie du “secret” qui entoure ces dispositifs. Une équipe de chercheurs grenoblois a ainsi récemment conduit une étude non pas tant sur l’impact de la vidéosurveillance que sur ses usages politiques et techniques. Or, de manière révélatrice, elle a rencontré de très sérieuses difficultés pour accéder aux données chiffrées et à certains interlocuteurs.

« En permanence, 5% du parc ne fonctionne pas »

Un entretien qui a des conséquences sur l’état du parc. Là encore, trouver des informations claires n’est pas une sinécure. « On n’a pas de chiffre, explique Dominique Legrand, de l’Association nationale de la vidéoprotection (ex-Association nationale des villes vidéosurveillées, AN2V). Mais le parc fonctionne pour moi, je suis surpris par cette affirmation gratuite, je ne constate pas cela sur le terrain. » Pour lui, les collectivités mettraient donc encore suffisamment la main au portefeuille pour l’entretien.

Un propos à nuancer par ceux de Mayé Seck, de la FFSU (Forum Français pour la sécurité urbaine) :

Des villes ont du mal à assurer les frais de maintenance. Elles tardent à réparer ou ne réparent pas. Cela concerne aussi bien des petites villes que des grandes villes. Elles ont vu trop large ou pas pertinent, la phase d’étude en amont n’a pas été assez réfléchie.

« En permanence, 5% du parc ne fonctionne pas, complète Tanguy Le Goff. Il y a toujours des petits problèmes techniques. » Ce qui explique la facture salée de l’entretien : les sociétés de maintenance doivent intervenir très régulièrement.

C’est donc par chance que l’on tombe sur des exemples de dysfonctionnement, en l’occurrence en épluchant les sources de la carte sur la vidéosurveillance. Récemment, ce fut le cas d’une petite ville du Nord-Pas-de-Calais, Escaudoeuvres. La Voix du Nord relate : « Mardi, en fin de journée, un incendie… se déclarait aux abords de la salle Louis-Aragon. [...] l’incendie était circonscrit, et les policiers à pied d’Å“uvre pour débuter l’enquête. Le premier adjoint de la commune, Guy Lefebvre, se satisfaisait alors de la présence de trois caméras de vidéosurveillance installées autour du site. « Demain, on sait qui c’est », disait-il, confiant que le système devait permettre l’identification d’éventuels suspects… Las. Hier matin, la nouvelle est tombée telle un coup de massue : « les caméras n’étaient pas branchées », explique ce mercredi l’édile de la commune, Patrice Égo, un peu embêté.

« Il y a eu un problème électrique lors de la dernière utilisation de la salle » précise Jean-Pierre Groux, directeur général des services. Du coup, l’alimentation a été coupée. « C’est une salle qui n’est pas très souvent utilisée… », ajoute-t-il, comme pour justifier le fait que le dispositif n’ait pas été, entre temps, rétabli.

Ou encore à Antibes (06), en avril dernier :

Quelques semaines en arrière, une femme se faisait braquer alors qu’elle rentrait chez elle en voiture sur le vieux chemin de Saint-Bernard. [...] Au moment de ces faits, la caméra de vidéo surveillance n’était partiellement plus en fonction après avoir été vandalisée. Un état « hors service » que les auteurs des faits ne devaient probablement pas ignorer. Elle a aujourd’hui été remplacée.

Et en 2007, une élue écolo suresnoise narquoise avait pris en photo une caméra le nez en l’air.

Sans oublier qu’il faut aussi renouveler les caméras anciennes, au bout de cinq ou six ans. Si Levallois la riche pionnière a pu renouveler en 2008 son équipement, quid de toutes ces villes qui s’équipent, obéissant au vÅ“u du gouvernement de tripler le parc entre 2009 et 2011 ?

Sollicité, Levallois a refusé de répondre à nos questions car « on a logé (sic) les personnes qui nous ont fait une farce, on n’a pas apprécié. » Les petits farceurs, c’est l’équipe de StreetPress, qui avait commis un papier fort drôle, repris par OWNI.  Interrogée, l’opposition n’a pas été d’une grande aide :

Il nous est difficile de définir le budget précis de l’entretien du système de vidéo-surveillance, qui est intégré dans les dépenses d’entretien de toute la ville. Je vais tenter de me le faire préciser lors d’une prochaine réunion de commission, qui aura lieu le 10 mai.

Nous n’avons pas été recontacté. Depuis dix ans, le sujet ne semble donc pas l’avoir turlupinée plus que cela.

On notera, au chapitre crédit, que les assureurs accorderaient des bonus aux villes qui s’équipent. Là encore, la difficulté pour avoir des chiffres est patente. « J’en ai entendu parler, je n’ai pas de chiffres, raconte Mayé Seck, cela dépend de la capacité des communes à négocier. »

Chers opérateurs, quand il y en a…

« L’avenir de la vidéoprotection, c’est peut-être plus le temps réel que le temps différé », annonçait naguère Dominique Legrand. L’avenir, en effet car pour l’heure, rares sont les villes à avoir les moyens de se payer un poste opérateur 24 heures/24. « Il faut sept salariés pour un poste, détaille Dominique Legrand, entre les 35 heures, les récupérations de nuit… » Le rapport de l’IAURIF va dans ce sens :

[L'Etat] laisse, en revanche, le soin aux collectivités locales d’en assurer le fonctionnement et d’en assumer la charge financière afférente (de l’ordre de 250 000 euros pour une équipe de 5 personnes). [...] Maintenance technique et gestion des images. Pour un système composé d’une vingtaine de caméras, fonctionnant 24h sur 24, cinq agents au moins sont nécessaires, il faut compter 26 000 à 28 000 euros par agent, soit un total de 140 000 euros par an d’exploitation au minimum.

Si les grandes villes de plus de 100.000 habitants peuvent se permettre d’investir, il n’en est pas de même pour les moyennes et petites communes. Du coup, c’est un poste fréquemment rogné, quitte à affirmer le contraire, comme à Ecully, commune près de Lyon de 18.000 habitants. Sur le site de la mairie, on peut lire l’assertion suivante : « Ce Centre superviseur urbain permet la surveillance du territoire communal 24 heures / 24 via un réseau de 12 caméras réparties essentiellement sur trois zones considérées comme prioritaires : le centre ville, le pôle sportif et culturel et le quartier des Sources. 6 caméras supplémentaires seront installées courant 2011. Des agents municipaux spécialement formés assurent la surveillance de la commune, sous le contrôle du chef de la police municipale. »

Interrogé sur la surveillance 24 heures / 24, le chef du service sécurité de la police municipale contredit ce point : « Il n’y a pas d’opérateur 24 heures sur 24. » Invité à donner plus de détail, l’homme reste discret. Pas fou : « Je ne vous donnerai pas les horaires, ni le nombre d’opérateur. Si on sait qu’il y a qu’une personne, par exemple, on peut déduire qu’elle ne peut regarder que quelques heures. »

D’autres collectivités ont carrément choisi de se passer d’opérateur. C’est le cas de Baudinard-sur-Verdon (83), qui avec 12 caméras pour 155 habitants (l’hiver, précise le site), détient le record français du ratio caméras/nombre d’habitants le plus élevés, 77/1000 habitants. Suite à des actes de vandalisme, la commune s’est équipée en numérique voilà quatre ans, pour 65.000 euros TTC. La commune a un contrat de maintenance de 800 euros par an. Le maire (UMP) Georges Pons est content de son matériel, du Bosch. Sa commune a eu plus de chance que Salernes, voisine de quelques kilomètres: « Leur marque était moins fiable, ils vont en changer. » Sur le choix de ne pas avoir d’opérateur, l’élu explique que cela serait revenu à… doubler les effectifs du personnel municipal :

C’est trop cher, on a deux employés de voirie, deux secrétaires et une femme de ménage. C’est la sécurité du pauvre, c’est dissuasif. Je sais que ce n’est pas le top mais en attendant les caméras fonctionnent 24 heure sur 24. Dans les petites communes, il n’y a pas d’autres solutions.

Angers, en dépit de sa taille – 148.400 habitants – a aussi fait le choix de se passer d’opérateur. La ville (PS) s’est équipée en 2008 de 24 caméras numériques, soit un ratio pour 1.000 de 0,16 très faible, pour un coût d’environ 350.000 euros. « Il fallait 14 personnes, à multiplier par 30.000 euros par an, justifie Jean-Pierre Chauvelon, délégué à la prévention et à la sécurité publique. Nous avons préféré investir dans la proximité. Nous ne développons pas la vidéosurveillance, car derrière, il n’y a pas de moyens. »

Même la très riche Levallois n’a pas mis tant que ça la main à la poche. À l’époque de l’article de StreetPress, en août 2010, la ville avait deux policiers pour 50 caméras, une en réalité, ce qui est insuffisant pour faire une surveillance 24 heures/24 : « Deux policiers municipaux – parmi les 80 agents de la ville – sont affectés aléatoirement “au PC” qui centralise les images. Ils scrutent le mur d’écran pendant des permanences de 9h en alternant : l’un s’occupe du standard tandis que l’autre observe la ville. »

Un métier pénible et pas encadré

Émilie Therouin note aussi que les opérateurs sont les parents pauvres :

« Il existe bien un “paramètre” de premier ordre passé sous silence. C’est le facteur humain. [...] Il existe potentiellement des milliers d’opérateurs vidéo en France. Pourtant, opérateur vidéo reste un métier de l’ombre, non reconnu par le législateur qui, pourtant, est friand de légiférer sur la sécurité et son dada, la vidéosurveillance. Mais le CNFPT est lui aussi très en retard sur les métiers de la sécurité. Ainsi, il n’existe pas de formation initiale commune, encore moins un plan de formation continue obligatoire pour les opérateurs vidéo. Chaque ville bricole dans son coin avec le recrutement, la formation, la déontologie. Seul le double agrément préfecture/procureur est exigé. L’opérateur peut être un ASVP, agent technique qui ne dépend pas de la filière sécurité, ou encore un agent administratif. A noter qu’un certain nombre de collectivités offrent cette possibilité à des agents à mobilité réduite ou en reclassement. Si l’opérateur est agent de police municipale, le code de déontologie de la police municipale s’appliquera en sus. »

On rajoutera aussi la pénibilité de ce travail : regarder des heures des écrans, dont les images n’ont pas la qualité d’un home cinema.

Pour que l’intervention en temps réel soit réellement effective, faudra-t-il donc multiplier les opérateurs ? Non, pour Dominique Legrand, la solution s’appelle la DAA, pour « détection automatique d’anormalité ». « Ce système mettra tout le monde d’accord sur la vidéosurveillance », s’enthousiasme-t-il. Elle consiste à « placer de l’intelligence dans les caméras », qui détectent les « accidents urbains ». Un opérateur est alors alerté, qui vérifie s’il y a bien un accident et le cas échéant contacte la police. Selon lui, le surcoût s’inscrit dans une fourchette de 5 à 20%, qu’il juge « pas très cher ». Seul problème : c’est encore à l’étude car c’est extrêmement compliqué. Et surtout, cela ne résout en aucun cas la question de l’état du parc.


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