OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 JO 2012 © : cauchemar cyberpunk http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/ http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/#comments Mon, 30 Jul 2012 10:56:08 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=117286 À première vue, il y a assez peu de rapports entre les Jeux olympiques de Londres et les univers dystopiques du cyberpunk, tel qu’ils ont été imaginés à partir des années 80 dans les romans de William Gibson, de Bruce Sterling, de Philip K. Dick ou de John Brunner.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

À bien y réfléchir cependant, le dopage – dont le spectre rôde sans surprise toujours sur ces Jeux 2012 – est déjà un élément qui fait penser au cyberpunk, où les humains cherchent à s’améliorer artificiellement par le biais d’implants bioniques ou l’absorption de substances chimiques.

Mais c’est plutôt à travers la gestion des droits de propriété intellectuelle par le CIO que l’analogie avec le cyberpunk me semble la plus pertinente et à mesure que se dévoile l’arsenal effrayant mis en place pour protéger les copyrights et les marques liés à ces Jeux olympiques, on commence à entrevoir jusqu’où pourrait nous entraîner les dérives les plus graves de la propriété intellectuelle.

Une des caractéristiques moins connues des univers cyberpunk est en effet la place que prennent les grandes corporations privées dans la vie des individus. L’article de Wikipédia explicite ainsi ce trait particulier :

Multinationales devenues plus puissantes que des États, elles ont leurs propres lois, possèdent des territoires, et contrôlent la vie de leurs employés de la naissance à la mort. Leurs dirigeants sont le plus souvent dénués de tout sens moral. La compétition pour s’élever dans la hiérarchie est un jeu mortel.

Les personnages des romans cyberpunk sont insignifiants comparativement au pouvoir quasi-divin que possèdent les méga-corporations : ils sont face à elles les grains de sable dans l’engrenage.

Dans les univers cyberpunk, les firmes privées les plus puissantes ont fini par absorber certaines des prérogatives qui dans notre monde sont encore l’apanage des États, comme le maintien de l’ordre par la police ou les armées. Les corporations cyberpunk contrôlent des territoires et les employés qui travaillent pour elles deviennent en quelque sorte l’équivalent de “citoyens” de ces firmes, dont les droits sont liés au fait d’appartenir à une société puissante ou non.

Olympics Game Act

Pour les JO de Londres, le CIO est parvenu à se faire transférer certains droits régaliens par l’État anglais, mais les romanciers de la vague cyberpunk n’avaient pas prévu que c’est par le biais de la propriété intellectuelle que s’opérerait ce transfert de puissance publique.

Image de gauche : Des opposants aux Jeux qui détournent le logo officiel de l’évènement. Vous allez voir que ce n’est pas sans risque sur le plan juridique… | Image de droite : Des affiches protestant contre les restrictions imposées par le CIO sur le fondement du droit des marques.

Pour défendre ses marques et ses droits d’auteur, mais aussi être en mesure de garantir de réelles exclusivités à ses généreux sponsors comme Coca-Cola, Mac Donald’s, Adidas, BP Oil ou Samsung, le CIO a obtenu du Parlement anglais le vote en 2006 d’un Olympics Game Act, qui lui confère des pouvoirs exorbitants. L’Olympics Delivery Authority dispose ainsi d’une armada de 280 agents pour faire appliquer la réglementation en matière de commerce autour des 28 sites où se dérouleront les épreuves et le LOCOG (London Organizing Committee) dispose de son côté d’une escouade de protection des marques, qui arpentera les rues de Londres revêtue de casquettes violettes pour s’assurer du respect de l’Olympics Brand Policy. Ils auront le pouvoir d’entrer dans les commerces, mais aussi dans les “locaux privés”, et de saisir la justice par le biais de procédures d’exception accélérées pour faire appliquer des amendes allant jusqu’à 31 000 livres…

L’Olympics Game Act met en place une véritable police du langage, qui va peser de tout son poids sur la liberté d’expression pendant la durée des jeux. Il est par exemple interdit d’employer dans une même phrase deux des mots “jeux”, “2012″, Twenty Twelve”, “gold”, “bronze” ou “medal”. Pas question également d’utiliser, modifier, détourner, connoter ou créer un néologisme à partir des termes appartenant au champ lexical des Jeux. Plusieurs commerces comme l’Olympic Kebab, l’Olymic Bar ou le London Olympus Hotel ont été sommés de changer de noms sous peine d’amendes.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’usage des symboles des Jeux, comme les anneaux olympiques, est strictement réglementé. Un boulanger a été obligé d’enlever de sa vitrine des pains qu’il avait réalisés en forme d’anneaux ; une fleuriste a subi la même mésaventure pour des bouquets reprenant ce symbole et une grand-mère a même été inquiétée parce qu’elle avait tricoté pour une poupée un pull aux couleurs olympiques, destiné à être vendu pour une action de charité !

Cette règle s’applique aussi strictement aux médias, qui doivent avoir acheté les droits pour pouvoir employer les symboles et les termes liées aux Jeux. N’ayant pas versé cette obole, la chaîne BFM en a été ainsi réduite à devoir parler de “jeux d’été” pour ne pas dire “olympiques”. Une dérogation légale existe cependant au nom du droit à l’information pour que les journalistes puissent rendre compte de ces évènements publics. Mais l’application de cette exception est délicate à manier et le magazine The Spectator a été inquiété pour avoir détourné les anneaux olympiques sur une couverture afin d’évoquer les risques de censure découlant de cet usage du droit des marques. Cet article effrayant indique de son côté que plusieurs firmes anglaises préfèrent à titre préventif s’autocensurer et dire “The O-word” plutôt que de se risquer à employer le terme “Olympics“. On n’est pas loin de Lord Voldemort dans Harry Potter, Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Dire-Le-Nom !

Censure

Le dérapage vers la censure, le CIO l’a sans doute déjà allègrement franchi. Le blog anglais Free Speech rapporte que les comptes Twitter d’activistes protestant contre la tenue des Jeux à Londres ont été suspendus suite à des demandes adressées à Twitter, parce qu’ils contenaient dans leur nom les termes JO 2012. Des moyens exceptionnels de police ont aussi été mis en place pour disperser les manifestations et patrouiller dans plus de 90 zones d’exclusion. Plus caricatural encore, il n’est permis de faire un lien hypertexte vers le site des JO 2012 que si l’on dit des choses positives à leurs propos ! Même Barack Obama et Mitt Romney ont été affectés par la police du langage du CIO, qui a exigé pour violation du copyright que des vidéos de campagne faisant allusion aux JO soient retirées…

Pour les spectateurs qui se rendront dans les stades, le contrôle sera plus drastique encore et ils seront liés par des clauses contractuelles extrêmement précises, détaillées sur les billets d’entrée. Ces mesures interdisent par exemple de rediffuser des vidéos ou des photos sur les réseaux sociaux, afin de protéger les exclusivités accordées aux médias et là encore, des cellules de surveillance ont été mises en place pour épier des sites comme Twitter, Facebook, YouTube, Facebook ou Instagram.

Image de droite : Tatouage cyberpunk, mais l’athlète avec la marque d’une firme sur le bras n’est pas encore plus représentatif de ce courant de la Science Fiction ?

Les règles des jeux dicteront également aux spectateurs jusqu’à ce qu’ils doivent manger. Impossible par exemple d’échapper aux frites de Mac Donald’s dans les lieux où se dérouleront les épreuves, ce dernier ayant obtenu une exclusivité sur ce plat, sauf comme accompagnement du plat national des fish’n chips pour lequel une exception a été accordée ! La propriété intellectuelle dictera également la manière de s’habiller, les autorités olympiques ayant indiqué qu’on pouvait tolérer que les spectateurs portent des Nikes alors qu’Adidas est sponsor officiel, mais pas qu’ils revêtent des T-Shirts Pepsi, dans la mesure où c’est Coca-Cola qui a payé pour être à l’affiche ! Pas le droit non plus d’apporter des routeurs 3G ou WiFi sous peine de confiscation : British Telecom a décroché une exclusivité sur l’accès WiFi et les spectateurs devront payer (mais uniquement par carte Visa, sponsor oblige !).

On pourrait encore multiplier ce genre d’exemples digne de Kafka, mais la démonstration me semble suffisamment éloquente. Ces Jeux de Londres nous font pleinement entrer dans l’âge cyberpunk. Un formidable transfert de puissance publique vers des firmes privées a été réalisé, en utilisant comme levier des droits de propriété intellectuelle. On mesure alors toute la force des “droits exclusifs” attachés aux marques et au copyright, dès lors qu’ils s’exercent ainsi de manière débridée, dans un environnement saturé de signes et de logos. Le Tumblr OpenOlymPICS documente la manière dont la ville de Londres s’est transformée avec l’évènement et comment les lieux se sont couverts d’allusion aux JO : ce sont autant de “marques” qui donne prise au pouvoir du CIO sur l’espace.

Cette propriété privée aboutit en fait bien à “priver” les citoyens de leurs libertés publiques pour les soumettre à la loi des corporations. Grâce à ces droits, ce sont des biens publics essentiels comme les mots du langage, l’information, l’espace urbain, les transports en commun, la gastronomie, les codes vestimentaires qui sont “privatisés”.

Au-delà d’ACTA ou de SOPA

Le déclic qui m’a le plus fortement fait penser à l’univers cyberpunk, je l’ai eu lorsque nous avons appris qu’un athlète avait décidé de louer son épaule pour faire de la publicité sauvage pour des marques n’ayant pas versé de droits aux CIO par le biais d’un tatouage. Ce coureur a mis son propre bras aux enchères sur eBay et il s’est ainsi offert à une agence de pub’ pour 11 100 dollars. On est bien ici dans la soumission d’un individu à une corporation et elle passe comme dans les romans cyberpunk par des modifications corporelles qui inscrivent cette vassalité dans la chair !

Ces dérives sont extrêmement graves et elles dessinent sans doute les contours d’un avenir noir pour nos sociétés. Au cours de la lute contre ACTA, SOPA ou PIPA, l’un des points qui a attiré le plus de critiques de la part des collectifs de lutte pour la défense des libertés était précisément le fait que ces textes transféraient à des opérateurs privés (FAI ou titulaires de droits) des pouvoirs de police pour faire appliquer les droits de propriété intellectuelle. C’est exactement ce que la Quadrature du net par exemple reprochait au traité ACTA, dans cette vidéo Robocopyright ACTA, qui détournait d’ailleurs un des films emblématiques de la culture cyberpunk.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce que le CIO a obtenu du gouvernement britannique dépasse très largement tout ce qui figurait dans ACTA ou SOPA en termes de délégation de puissance publique. J’ai encore du mal à le croire, mais dans cet article, on apprend même que le Ministre de la défense britannique prévoyait, à la demande des autorités olympiques, d’installer des batteries de missiles sur des toits d’immeubles d’habitation pour protéger des sites olympiques d’éventuelles attaques terroristes. Si ça, c’est pas cyberpunk !

manifestation anti Jeux olympiques2012

Olympics 2012 London Missile Protest. Par OpenDemocraty. CC-BY-SA. Source : Flickr

“D’une dictature ou d’un pays ultralibéral“

Dans un article paru sur le site du Monde, Patrick Clastre, un historien spécialisé dans l’histoire des Jeux indique que le degré de contrôle n’a jamais été aussi fort que pour ces Jeux à Londres, bien plus en fait qu’il ne le fut à Pékin en 2008. Il ajoute que pour imposer ce type de règles, le CIO a besoin “d’une dictature ou d’un pays ultralibéral“.

Cette phrase est glaçante.

Imaginez un instant qu’un parti politique par exemple ait la possibilité de contrôler les médias, de mettre en œuvre une censure, de lever une police privée, de faire fermer des commerces, d’imposer à la population des règles concernant la nourriture et l’habillement, etc. Ne crierait-on pas à la dérive fascisante et n’aurait-on pas raison de le faire ? Le niveau de censure et de contrôle exercé en ce moment à Londres est-il si différent de celui qui pesait sur les populations arabes avant leurs révolutions ?

Doit-on faire deux poids, deux mesures parce que des firmes et des marques sont en jeu plutôt qu’un parti ? En ce sens, je vois un certain parallèle entre ces jeux de Londres de 2012 et les funestes jeux de Berlin de 1936. On dira peut-être que je marque un point Godwin, mais en termes d’atteinte aux libertés publiques, est-on vraiment si éloigné de ce qui se passait en Allemagne durant l’entre-deux-guerres ?

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La semaine dernière, Jérémie Nestel du collectif Libre Accès a écrit un billet extrêmement fort, intitulé “la disparition des biens communs cognitifs annonce une société totalitaire“. J’étais globalement d’accord avec son propos, même si je trouvais l’emploi du terme “totalitaire” contestable. Mais cet article comporte les passages suivants, qui font directement écho aux dérapages juridiques des Jeux olympiques :

La volonté des multinationales de privatiser les biens communs cognitifs est une atteinte à la sphère publique. La sphère publique, jusqu’à présent désignée comme un espace ouvert accessible à tous, au sein duquel on peut librement circuler, peut s’étendre aux espaces cognitifs. [...]

Empêcher la transformation d’une œuvre, et crèer artificiellement une frontière au sein « des espace communs de la connaissance » est un acte propre à une société totalitaire.

Les règles mises en place par le CIO pour protéger ses droits de propriété intellectuelle portent gravement atteinte à la sphère publique et elles aboutissent à la destruction de biens communs essentiels. Hannah Arendt explique très bien que le totalitarisme opère en détruisant la distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Dans le cas des fascismes d’entre-deux-guerres ou du stalinisme, c’est la sphère publique qui a débordé de son lit et qui a englouti la sphère privée jusqu’à la dévorer entièrement.

Les dérives de la propriété intellectuelle que l’on constate lors de ces Jeux olympiques fonctionnent en sens inverse. C’est cette fois la sphère privée qui submerge l’espace public et le détruit pour le soumettre à sa logique exclusive. L’effet désastreux sur les libertés individuelles est sensiblement identique et c’est précisément ce processus de corruption qu’avaient anticipé les auteurs du cyberpunk, avec leurs corporations souveraines.

À la différence près qu’ils n’avaient pas imaginé que ce serait la propriété intellectuelle qui serait la cause de l’avènement de ce cauchemar…

En France aussi

Ne croyons pas en France être à l’abri de telles dérives. Tout est déjà inscrit en filigrane dans nos textes de lois. Le Code du Sport prévoit déjà que les photographies prises lors d’une compétition appartiennent automatiquement aux fédérations sportives, ce qui ouvre la porte à une forme d’appropriation du réel. A l’issue de l’arrivée du Tour de France, des vidéos amateurs ont ainsi été retirées de YouTube à la demande de la société organisatrice du Tour, avec l’accord du CSA, qui dispose en vertu d’une autre loi du pouvoir de fixer les conditions de diffusion de ce type d’images. Et les compétences de cette autorité s’étendent aux manifestations sportives, mais plus largement “aux évènements de toute nature qui présentent un intérêt pour le public“

Réagissons avant qu’il ne soit trop tard et refusons ces monstruosités juridiques !

PS : une chose qui me fait rire quand même, c’est que visiblement le CIO rencontre quelques problèmes avec le logo des Jeux de Londres 2012, qu’un artiste l’accuse d’avoir plagié à partir d’une de ses œuvres…

Article initialement publié sur le blog :: S.I.Lex :: de Calimaq sous le titre “Comment la propriété intellectuelle a transformé les Jeux olympiques en cauchemar cyberpunk”

Image de une PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par Stuck in Customs

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Pour que vive le domaine public numérique http://owni.fr/2012/05/24/pour-que-vive-le-domaine-public-numerique/ http://owni.fr/2012/05/24/pour-que-vive-le-domaine-public-numerique/#comments Thu, 24 May 2012 15:46:39 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=111312

Alors que le gouvernement annonce le lancement d’une grande concertation sur le numérique et les droits d’auteur avant l’été, il paraît urgent d’élargir la perspective et de prendre du recul, afin que le débat ne tourne pas exclusivement autour de la question de la réponse au piratage et du financement de la création, comme on peut craindre que ce soit le cas.

Hadopi, en définitive, n’est que l’arbre qui masque la forêt d’une réforme plus générale de la propriété intellectuelle, qui devrait être pensée comme profonde et globale, si l’on veut que se produise un véritable changement.

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Le Copyheart créé par Nina Paley véhicule un message : copier est un acte d'amour. Derrière le côté peace & love, ...

Dans cette optique, le réseau européen Communia a publié ces dernières semaines le rapport final de ses travaux, qui présente une série de propositions particulièrement stimulantes. Lancé en 2007, Communia était à l’origine un réseau thématique, co-financé par la Commission européenne dans le cadre du programme eContentplus, avec pour objectif de réfléchir à la thématique du domaine public numérique (Digital Public Domain) et de formuler des recommandations en direction des pouvoirs publics européens. Le réseau s’est rassemblé pendant plusieurs années périodiquement au cours d’ateliers et de conférences et présente l’intérêt de regrouper des acteurs très divers issus des quatre coins de l’Europe : institutions culturelles, universités, groupes de recherche, mais aussi titulaires de droits, entreprises, représentants de la société civile, promoteurs du logiciel libre et de la Culture libre, etc.

Transformé en 2012 en une association dédiée à la promotion du domaine public, Communia a été à l’origine d’un texte fondamental, le Manifeste du Domaine public, qui est l’un des premiers à donner une définition positive du domaine public et à énoncer des principes fondamentaux pour en garantir la vitalité dans l’environnement numérique. Alors que le domaine public se définit en temps normal uniquement de manière négative, par l’arrivée à expiration du droit d’auteur à l’issue d’une durée variable déterminée par la loi, le Manifeste de Communia envisage que le domaine public dans l’environnement numérique puisse être élargi par des versements volontaires effectués par des auteurs de leur vivant ou par des exceptions au droit d’auteur conçues de manière étendue. Dans des chroniques précédentes (ici, ou ), j’avais essayé de montrer à partir d’exemples concrets combien cette conception pourrait être vivifiante pour le renouvellement de l’approche du droit d’auteur, tout en étant bénéfique aux artistes.

Le rapport final de Communia prolonge ce Manifeste par une série de sept recommandations principales, qui dépassent largement la thématique du domaine public. Il est intéressant de les passer en revue, notamment pour voir quels liens elles peuvent avoir avec le contexte français et évaluer la marge de manœuvre du gouvernement actuel pour s’en inspirer.

Recommandation #1 : Protection des droits des artistes-interprètes et des producteurs d’enregistrements sonores

Les bonnes recettes du libre

Les bonnes recettes du libre

Les licences libres et plus généralement la culture du libre pour la littérature, la musique et le cinéma, c'est très ...

L’extension prévue de la durée des droits voisins des interprètes et des producteurs causera un dommage au domaine public et ne doit pas être mise en oeuvre “.

Il s’agit en fait ici d’une défaite pour le réseau Communia, qui avait milité pour contrer le projet d’extension de la durée des droits voisins, de 50 à 70 ans, voulue par les institutions européennes. Malgré les nombreux arguments mis en avant par Communia en défaveur de cette réforme, le Conseil des Ministres de l’Union européenne, sous la pression du lobby des industries culturelles, a fini par l’adopter en septembre 2011, ce qui ouvre à présent la voie à une transposition dans la loi des différents pays européens.

L’actuel gouvernement sera confronté à l’obligation de modifier le Code de Propriété Intellectuelle français pour entériner cet allongement des droits sur la musique. Osera-t-il s’y opposer et remettre en cause une réforme votée en dépit du bon sens, plusieurs rapports d’experts ayant indiqué que cet allongement aurait de nombreux impacts négatifs, sans pour autant bénéficier aux artistes eux-mêmes. Le Manifeste du Domaine public se prononçait de son côté en faveur d’une réduction de la durée des droits, mais c’est au niveau européen ou mondial qu’il faudrait agir pour aller dans ce sens.

Recommandation #2 : Protection face aux mesures techniques de protection

Le domaine public doit être protégé des effets négatifs des mesures techniques de protection (DRM). Le contournement des DRM doit être autorisé pour permettre l’exercice effectif de droits de l’utilisateur, consacrés par des exceptions au droit d’auteur ou pour l’usage d’oeuvres du domaine public. Le déploiement de DRM pour empêcher ou gêner l’exercice d’usages autorisés d’une oeuvre protégée ou l’accès à des contenus appartenant au domaine public doit être sanctionné “.

En France, la loi DADVSI en 2006 a consacré juridiquement la notion de DRM, mais elle empêche théoriquement que ces verrous numériques soient utilisés pour neutraliser l’exercice de certaines exceptions au droit d’auteur. Il faut cependant relever que la jurisprudence de la Cour de Cassation (dans la fameuse affaire Mullholand Drive) a  grandement fragilisé l’équilibre entre les DRM et les exceptions, en leur déniant la qualité de droits invocables en justice.

Pour faire bouger les lignes en la matière, le gouvernement actuel pourrait créer un véritable “droit aux exceptions” comme l’envisage une consultation lancée par Hadopi à ce sujet. Il pourrait aussi transformer les exceptions en droits véritables, considérés avec une dignité égale au droit d’auteur, ce qui rééquilibrerait de manière globale le système de la propriété intellectuelle . On pourrait également imaginer d’interdire formellement que les DRM neutralisent l’usage d’une oeuvre appartenant au domaine public, comme le recommande Communia, ce qui ferait entrer positivement la notion pour la première fois dans le Code, où elle est actuellement absente.

Mais peut-être, de façon encore plus urgente, l’Etat devrait-il arrêter de porter lui-même atteinte au domaine public, en restreignant l’usage du patrimoine numérisé et mis en ligne. Le portail Arago dédié à l’histoire de la photographie, ouvert récemment par le précédent ministère de la Culture, est symptomatique des dérives en la matière. Le site bloque toute forme d’usages, y compris quand les œuvres diffusées appartiennent au domaine public, ce qui en fait un véritable “DRM d’Etat” posé sur le patrimoine numérisé et une négation de la notion même de domaine public. Il est sidérant que de telles pratiques, dénuées de toute base légale, puissent avoir cours en toute impunité.

Recommandation #3 : Éviter les protections sans nécessité des œuvres de l’esprit

Afin d’éviter la protection sans nécessité et non voulues des œuvres de l’esprit, la protection complète par le droit d’auteur ne serait reconnue à ces dernières, que si leurs auteurs les ont fait enregistrer. Les œuvres non-enregistrées ne bénéficieraient que de la protection du droit moral “.

C’est sans doute l’une des propositions les plus audacieuses du rapport, mais aussi celle qui pourrait s’avérer la plus utile. L’un des problèmes actuels du droit d’auteur est que son application aux créations est automatique, à la différence de ce qui existe pour les marques ou les brevets où la protection nécessite l’accomplissement de formalités d’enregistrement. La conséquence est que la branche patrimoniale du droit d’auteur s’applique et crée un monopole sur la reproduction et la représentation, y compris lorsque l’auteur n’a aucune intention d’exploiter commercialement son œuvre. Vu l’explosion de la production amateur sur Internet, cela signifie que des masses d’oeuvres sont protégées aussi fortement que le dernier best seller, sans justification économique et sans réelle volonté qu’il en soit ainsi de la part des auteurs.

La proposition de Communia établirait une formalité à accomplir (inscription dans un registre) pour les auteurs souhaitant obtenir le bénéfice des droits patrimoniaux. Pour les autres, leurs créations entreraient par anticipation dans le domaine public), tout en continuant à bénéficier de la protection du droit moral, empêchant les plagiats ou la dénaturation des oeuvres.

Déjà recommandée par ailleurs au niveau européen, cette mesure ne peut normalement pas être implémentée directement en France. Il faudrait en effet pour cela réviser la Convention de Berne, traité mondial qui régit la propriété intellectuelle et c’est à l’OMPI qu’il faudrait agir, mais rien n’interdit au gouvernement français de le faire !

Recommandation #4 Ouvrir l’accès aux œuvres orphelines

L’Europe a besoin d’un système pan-européen efficace qui garantisse aux utilisateurs un accès complet aux oeuvres orphelines. Des exceptions obligatoires et des systèmes de gestion collective étendue, combinés avec un fonds de garantie, doivent être envisagés. Les recherches diligentes imposées doivent être proportionnées à la capacité des utilisateurs de rechercher les titulaires de droits “.

Les oeuvres orphelines constituent l’un des “bugs” les plus criants du droit d’auteur : elles naissent lorsque il est impossible d’identifier ou de contacter le titulaire des droits sur une oeuvre, ce qui “gèle” complètement l’utilisation, faute de pouvoir obtenir une autorisation. Le phénomène est loin d’être marginal et concernerait des milliers et des milliers d’oeuvres de toute nature.

L’action de Communia a sans doute eu une influence positive en ce domaine, car une directive européenne est actuellement en cours de préparation sur les oeuvres orphelines, qui permettrait des usages élargis et gratuits, notamment en faveur des bibliothèques, archives et musées.

Or en la matière, l’action de la France s’est avérée particulièrement négative ces dernières années. Débattue au sein du CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique), la question des oeuvres orphelines a fait l’objet d’un rapport en 2008 préconisant la mise en place de systèmes de gestion collective, qui non content de constituer sans doute de redoutables usines à gaz, aboutiraient en fait à une recommercialisation des oeuvres orphelines, sans retour pour les auteurs. Par ailleurs, face à l’inertie des pouvoirs publics, le lobby des photographes professionnels avait agi en franc-tireur par l’entremise du Sénat pour proposer en 2010 une loi bancale qui n’a jamais abouti.

Mais pire que tout, dans le domaine du livre, une loi sur les ouvrages indisponibles du 20ème siècle, votée précipitamment au début de l’année, va bientôt avoir pour effet de recommercialiser en bloc les oeuvres orphelines, au plus grand bénéfice d’une société de gestion collective, dans des conditions que de nombreux auteurs dénoncent vigoureusement.

La question des oeuvres orphelines se rappellera donc nécessairement aux souvenirs du gouvernement et il serait bien avisé en la matière de soutenir la directive européenne, inspirée des principes d’ouverture défendus par le réseau Communia.

Recommandation #5 Développer les ressources éducatives en Open Access

Le droit de copier des élèves

Le droit de copier des élèves

L'enseignement à l'heure du numérique, c'est pas gagné. Et les lacunes ne portent pas seulement sur le nombre (dérisoire) ...

L’accès aux oeuvres protégées par le droit d’auteur à des fins d’enseignement et de recherche devrait être facilité en renforçant les exceptions existantes et en les élargissant pour les rendre applicables en dehors des établissements éducatifs proprement dit. Tout résultat de recherche ou ressource éducative, dont la production est financée par des fonds publics doit être placé en Open Access “.

Là encore, le passif des années précédentes pour la France est très lourd. La loi DADVSI en 2006 a bien créé une exception pédagogique et de recherche, mais comme j’avais tâché de le montrer dans une chronique précédente, elle a été transformée en une effroyable machinerie contractuelle, quasiment inapplicable et coûteuse pour l’Etat, à propos de laquelle de plus en plus de voix appellent à une réforme urgente. Des alternatives pourraient pourtant être mises en oeuvre, en s’inspirant par exemple du Canada, qui est en train de mettre en place une exception pédagogique très large en ce moment.

Concernant le développement des ressources éducatives libres, il existe des réalisations convaincantes en France, mais elles sont le fait de communautés d’enseignants, comme celle de Sesamath par exemple, et non le fruit d’une politique publique assumée. Idem en matière d’Open Access pour les résultats de la recherche scientifique, il n’existe en France aucune obligation imposée par la loi, quand bien même les travaux sont financés par des fonds publics. Pour arriver à un tel résultat, c’est encore la loi DADVSI qu’il faudrait réformer, qui a accordé aux enseignants-chercheurs un privilège leur permettant de conserver leurs droits sur les oeuvres créées dans le cadre de leurs fonctions.

Beaucoup de chantiers attendent le gouvernement dans ce domaine. Pourtant si l’éducation et la recherche constituent bien des priorités affichées dans l’agenda politique, le lien avec la réforme de la propriété intellectuelle ne semble hélas pas avoir été fait…

Recommandation #6 Élargir la directive PSI aux institutions patrimoniales

La Directive PSI doit être élargie doit être élargie de façon à faire entrer dans son champ d’application les institutions patrimoniales comme les musées, ainsi que renforcée pour que les Informations du Secteur Public puisse être gratuitement accessibles pour toutes formes d’usages et de réutilisations, sans restriction “.

Des données culturelles à diffuser

Des données culturelles à diffuser

La libération des données est loin d'être complètement acquise en France. Si le portail Etalab est une première étape, ...

La directive PSI (Public Sector Information) constitue le texte fondamental en Europe qui gouverne la réutilisation des données publiques. Directement lié à la problématique de l’Open Data, ce texte qui a été transposé dans la loi française, comporte néanmoins une exception qui place à l’écart les données de la culture et de la recherche. J’avais d’ailleurs également essayé d’attirer l’attention sur cette lacune criante dans une chronique précédente.

Ici encore, l’influence de la France s’est révélée néfaste, car c’est elle qui a milité pour qu’un sort particulier soit réservé à ces données et qui continue à le faire, alors qu’une réforme importante est engagée au niveau européen.

Plus largement le rapport de Communia préconise de faire de l’Open Data un principe général pour toutes les données publiques, en ménageant seulement des exceptions pour protéger les données personnelles par exemple. Beaucoup de choses ont été accomplies en la matière en France au niveau central avec Data.gouv.fr ou au niveau des collectivités locales, mais faire de l’Open Data un principe dans la loi pourrait permettre d’atteindre un stade supérieur dans la libération des données.

Recommandation #7 Systèmes alternatifs de récompense et modèles de financement de la Culture

Afin de soutenir la culture émergente du partage des oeuvres protégées, des systèmes alternatifs de récompense et de financement de la Culture par le biais de taxes doivent être explorés “.

Le rapport de Communia se prononce en faveur de la mise en place de modèles alternatifs de financement de la Culture, qu’il s’agisse de la Licence Globlale, de la contribution créative ou de réforme du système de la copie privée. L’idée est bien de coupler la mise en place de nouveaux modes de financement à la consécration de nouveaux droits d’usages pour les internautes.

Or cette voie a explicitement été écartée par le candidat François Hollande, ce qui fait que le débat annoncé sur le financement de la Culture a déjà été largement tranché en amont de la concertation annoncée. Ce rétrécissement a priori du débat est déjà dénoncé par des acteurs comme Philippe Aigrain, co-fondateur de la Quadrature du Net ou par l’UFC-Que Choisir.

***

On le voit, le débat relatif au numérique, aux droits d’auteur et à la création est beaucoup plus large que la simple question du devenir d’Hadopi. Un réseau comme Communia a eu l’avantage de pouvoir réfléchir pendant des années de manière ouverte aux différentes branches du sujet et ce rapport final représente une mine de propositions concrètes à exploiter. C’est une formidable boîte à outils citoyenne dans laquelle les futurs acteurs de la concertation devrait aller largement puiser !

Nous verrons bien dans quelle mesure ces questions pourront être abordées ou non, à commencer par celle du domaine public numérique, dans le cadre de la concertation française qui s’ouvre.Mais d’ores et déjà, la réflexion est engagée au niveau mondial, car l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) a annoncé la semaine dernière le lancement de travaux concernant le domaine public, auxquels est pleinement associé Communia. Il est notamment question de favoriser le versement volontaire des oeuvres au domaine public et de le reconnaître comme un droit pour les auteurs. Réjouissons-nous, en nous souvenant qu’il n’est pas nécessaire d’attendre que le droit change pour agir dès maintenant !


Illustrations CC by-nc-sa Shaluna

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Artistes contre le droit d’auteur http://owni.fr/2012/03/14/artistes-contre-le-droit-dauteur/ http://owni.fr/2012/03/14/artistes-contre-le-droit-dauteur/#comments Wed, 14 Mar 2012 11:58:27 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=101928

“Rien n’est à nous”, c’est le titre de ce court poème écrit par Henri-Frédéric Amiel en 1880 et paru dans le recueil “Jour à jour, poésies intimes” :

Source : Gallica/BnF

Ces quelques vers pourraient paraître anodins, mais ils font écho à des questions fondamentales, comme celle de l’originalité, véritable clé de voûte de l’édifice du droit d’auteur, qui devient de plus en plus problématique à l’heure du retweet, du like, de la curation, de l’agrégation, du remix et du mashup.

Plus encore, l’expression “domaine commun” employée par le poète est intéressante, car elle renvoie à la fois au domaine public et aux biens communs, deux catégories essentielles pour penser la création et la diffusion de la connaissance aujourd’hui.

Ce poème enjoint les créateurs à faire une chose qui peut paraître de prime abord presque folle : verser volontairement leurs productions au domaine public par anticipation, avant l’expiration du délai de protection du droit d’auteur. En renonçant à leurs droits de propriété intellectuelle.

L’hypothèse pourrait sembler purement théorique, mais en cherchant bien , on trouve plusieurs exemples de telles manifestations de générosité de la part de créateurs, parfois prestigieux.

Léon Tolstoï gratuit

A la fin de sa vie, l’auteur de La Guerre et la Paix a renoncé à tous ses droits d’auteur par testament, pour des raisons religieuses et pour dénoncer l’état de pauvreté de la Russie. L’édition monumentale de ses œuvres complètes parue de 1928 à 1951 porte sur la page de garde de chaque volume “La reproduction de ces textes est autorisée gratuitement”.

Portrait de Léon Nikolayevich Tolstoï. Huile sur canvas. 124 × 88 cm. Galerie State Tretyakov, Moscou. Domaine Public via Wikimedia Commons.

Jean Giono libre de droit

Giono a écrit en 1953 une nouvelle intitulée “L’homme qui plantait des arbres”, à laquelle il accordait une importance particulière dans son œuvre, dans la mesure où il s’agissait d’un texte militant pour la protection de la nature et la reforestation. Afin que la nouvelle obtienne le maximum de retentissement, il permit sa vie durant les publications et les traductions, sans demander de rémunération. En 1957, il produisit une lettre qui attestait de manière claire de sa volonté de renoncer à ses droits sur l’œuvre.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les affichistes sans maître de mai 68

La contestation du droit d’auteur faisait partie des slogans de Mai 68. C’est dans cet esprit qu’ont été créées les célèbres affiches du mouvement, au sein de l’Atelier populaire installé dans l’École des Beaux Arts de Paris. Même si on compte certains noms d’artistes célèbres parmi les fondateurs de l’atelier, comme Gérard Fromanger, les affiches sérigraphiées furent volontairement publiées de manière anonyme, pour indiquer leur caractère d’œuvres collectives et “sans maître”.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Jean-Luc Godard : “l’auteur n’a que des devoirs”

A plusieurs reprises, le réalisateur de la Nouvelle Vague a fait des déclarations fracassantes dans lesquelles était sous-entendu qu’il ne reconnaissait pas l’existence de la propriété intellectuelle, notamment à l’occasion de la sortie de son Film Socialisme en 2010, comportant plusieurs extraits de films repris sans autorisation.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Nina Paley

Dessinatrice, réalisatrice de dessins animés et activiste de la Culture Libre, Nina Paley a choisi de placer le blog BD Mimi & Eunice, ainsi qu’une mini-BD dérivée, sous une licence de son invention, le Copyheart, qui exprime un renoncement complet à ses droits d’auteur.

Cette position ne l’empêche pas par ailleurs d’expérimenter des modèles économiques innovants, comme le don ou le crowdfunding. Elle considère par ailleurs que le problème du plagiat peut trouver d’autres formes de régulation que la propriété intellectuelle.

Vulnérabilité du domaine public volontaire

On voit donc que pour des raisons artistiques, personnelles ou politiques, certains créateurs souhaitent que leurs œuvres échappent au droit d’auteur. La difficulté, c’est que ce souhait s’avère souvent difficile à faire respecter et que des phénomènes de réappropriation peuvent survenir, en dépit de la volonté exprimée par l’auteur.

La veuve de Tolstoï par exemple s’est longtemps battue pour faire casser le testament de l’écrivain afin de pouvoir toucher des droits sur son œuvre.

La nouvelle de Giono a fait l’objet de réappropriations, certainement après que les descendants de l’auteur aient cédé les droits à un producteur pour réaliser un dessin animé, ainsi qu’à l’éditeur Gallimard, qui s’est appuyé sur ce contrat pour demander le retrait du texte de Wikisource.

Malgré ses déclarations tonitruantes, les films de Godard ne sont pas libres de droits et il n’est plus en son pouvoir de faire en sorte qu’ils le deviennent. Pour les réaliser, il a dû signer des contrats de cession des droits avec des producteurs, qui en sont devenus titulaires.

Avec les affiches de Mai 68, un problème inverse s’est posé. En 2005, une campagne publicitaire des supermarchés Leclerc, qui détournait certaines affiches emblématiques, avait fait polémique. Certains avaient alors estimé que malgré le fait que les créateurs de ces affiches ne revendiquaient pas de droits, la campagne violait une forme de “droit moral collectif” sur ces œuvres et qu’elle constituait une atteinte à un bien commun culturel.

Pour un domaine public volontaire

Cette fragilité et cette difficulté à construire juridiquement le “domaine public volontaire” est loin d’être anecdotique. En effet, il existe actuellement des masses d’internautes qui procèdent à des versements anticipés de leurs créations dans le domaine public, en alimentant par exempleWikimedia Commons ou Flickr avec des photographies placées sous des licences libres très ouvertes (de type CC-BY par exemple).

Creative Commons a également mis en place un outil particulier, Creative Commons Zéro (CC0), qui permet de “dédier” une création au domaine public, en renonçant à toute forme de droit de propriété intellectuelle. Au début de l’année, une traduction en français, réalisée par Framasoft et Veni, Vedi, Libri a été publiée, qui permet de se faire une idée du fonctionnement de cette licence, notamment dans le contexte particulier du droit français.

En effet, en raison de l’inaliénabilité du droit moral, il n’est pas aisé d’admettre en droit français la possibilité d’un versement volontaire au domaine public. Comme l’explique le juriste Benjamin Jean sur le blog de Veni, Vedi, Libri, la licence CC0 contourne cette difficulté en mettant en place un double dispositif de libération des droits :

“Ainsi, la licence Creative Commons Zero (CC-0) agit en deux temps et traduit l’intention des créateurs d’abandonner tous leurs droits de copie et droits associés dans la limite offerte par la loi ou, lorsqu’un tel acte est impossible, d’opérer une cession non exclusive très large. De cette façon le domaine public et le domaine du libre se rejoignent pour ne faire qu’un”.

La licence CC0 est donc une étape dans la reconnaissance de ce “domaine public volontaire”, à laquelle le Manifeste du Domaine Public du réseau Communia avait appelé en 2010.


PS : comme décidément “rien n’est à nous”, je remercie Walter Galvani, alias @at_waloo, de m’avoir signalé l’existence du poème d’Henri-Frédéric Amiel qui m’a donné envie d’écrire ce billet.

PS2: si vous connaissez d’autres cas de renoncement volontaire au droit d’auteur, n’hésitez pas à les indiquer en commentaire de ce billet !


Photos et illustrations :
Illustration principale de la chronique du copyright par Marion Boucharlat pour Owni /-) ; Portrait de Tolstoï par Ilya Repine [Public domain], via Wikimedia Commons ; Bd Mimi & Eunice, épisode  “Permission” par Nina Paley ; Confection de batik par Stereo Sky (CCbyncnd) via Flickr ; Affiche originale 1968 CRS SS par jonandsamfreecycle (CC-byncsa) via Flickr

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http://owni.fr/2012/03/14/artistes-contre-le-droit-dauteur/feed/ 60
Les droits humains du smiley http://owni.fr/2011/09/23/les-droits-humains-du-smiley/ http://owni.fr/2011/09/23/les-droits-humains-du-smiley/#comments Fri, 23 Sep 2011 14:06:10 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=80640 Cette semaine, nous fêtions le 29ème anniversaire des smileys, ou plus précisément, des émoticônes. Le 19 septembre 1982, Scott  E. Fahlman, un enseignant américain de la faculté de Carnegie Mellon envoyait un message à ses collègues en leur recommandant de dessiner avec des caractères un visage penché sur le côté pour distinguer les messages sérieux des autres : « I propose that the following character sequence for joke markers :-) Read it sideways ». Interviewé cette semaine à ce sujet, l’universitaire expliquait :

Comme personne n’a contesté cette paternité, il a été décidé que j’en étais l’inventeur. Mais franchement, c’est si simple que je pense que d’autres ont eu l’idée.

En creusant un peu la question, je me suis rendu compte que beaucoup de personnes et de firmes avaient essayé de s’attribuer la paternité sur les smileys, ou du moins, avaient cherché à utiliser des mécanismes de la propriété intellectuelle (copyright, droit des marques, brevets) pour s’octroyer un monopole exclusif sur l’usage des petites binettes souriantes !

Il est d’abord en effet douteux que Scott E. Fahlman puisse être réellement considéré comme « l’inventeur » de l’émoticône, car l’idée de dessiner des formes avec des signes de ponctuation apparaît déjà dans le morse dès les années 1850 et dans la presse américaine de la fin du XIXème siècle. Si l’on parle maintenant du smiley proprement dit, c’est-à-dire, le dessin stylisé d’un visage souriant coloré en jaune, avant de devenir l’emblème de la culture techno des années 90, il apparaîtrait pour la première fois dans le New York Herald Tribune en 1953, puis en 1963, au sein d’une compagnie d’assurance comme support d’une campagne interne destinée à remonter le moral des employés. Mais « l’inventeur » du smiley, un certain Harvey Ball, ne chercha pas alors à protéger sa création, qui est restée dans le domaine public aux Etats-Unis.

Pas pour très longtemps ! Car vous allez voir que le succès des smileys a déclenché une véritable foire d’empoigne de la propriété intellectuelle et une débauche d’imagination pour tenter de s’approprier ce signe.

Smiley ? C’est moi qui l’ai fait !

Une première tactique utilisée pour arracher un droit exclusif sur les smileys a consisté à tenter de les protéger par le biais d’un brevet. En 2008, un entrepreneur russe, Oleg Teterin avait tenté de déposer un brevet en Russie pour protéger le signe en lui-même. Selon ses dires, son intention n’était pas d’empêcher les simples internautes de s’envoyer des petits sourires électroniques, mais de faire en sorte que les entreprises s’acquittent « d’une modeste contribution de quelques dizaines de milliers de dollars par an » pour les usages commerciaux. Il semble néanmoins que sa tentative ait échoué et que les smileys restent dans le domaine public en Russie.

De manière plus subtile, de nombreuses firmes ont essayé de déposer des brevets sur des procédés techniques permettant d’afficher des smileys sur des écrans. Microsoft avait ainsi soulevé un tollé en 2005, en essayant de déposer un brevet couvrant « le fait de choisir des pixels pour créer un smiley, d’assigner une série spécifique de caractères à cette image, et de permettre qu’elle s’affiche sur le logiciel du destinataire« , de manière à gêner les concurrents de MSN Messenger comme Yahoo! ou AOL. Au-delà des systèmes de chat, la bataille du smiley fait rage aujourd’hui dans le domaine des téléphones mobiles. Nokia a par exemple déposé un brevet sur un concept « Light Messaging » permettant de faciliter la conception et la compréhension de smileys depuis un appareil mobile. Apple peut se prévaloir de son côté d’un brevet sur son système Emoji pour IOS permettant d’utiliser des émoticônes pendant un appel vidéo et d’en afficher en dessinant des signes à l’écran.

En cherchant dans la base Google Patent, vous verrez qu’il existe bien d’autres brevets déposés sur les smileys ou les émoticônes.

Le mystère de la marque jaune…

Si la bagarre pour les smileys est intense sur le terrain des brevets, c’est sur celui du droit des marques que le délire de l’appropriation atteint des sommets et que ce type d’usage forcé de la propriété intellectuelle se révèle le plus pernicieux.

Je m’étonne que les Legos n’aient pas déjà fait l’objet d’un procès, pas vous ?

En 2001, la firme Despair, INC. avait fait grand bruit en déposant comme marque le smiley :-( et en annonçant son intention de traîner en justice 7 millions d’internautes, mais il s’agissait alors plus d’un canular destiné à créer le buzz. En réalité, c’est en France qu’il faut aller pour trouver celui qui a réussi à réaliser une véritable OPA sur le sourire en utilisant le droit des marques.

Vous vous souvenez que dans les années 50 et 60, le smiley avait déjà été utilisé aux Etats-Unis à des fins publicitaires, mais sans être déposé. En 1971, un certain Franklin Loufrani lança une campagne anti-morosité dans le cadre du journal France Soir, en utilisant la figure jaune souriante et il déposa dans la foulée ce signe comme marque à l’INPI (Institut National de la Propriété Intellectuelle). Ce procédé lui permit de toucher rapidement des royalties sur des objets portant la marque jaune et de faire fortune. Actuellement, le nom et le logo Smiley sont déposés pour une quarantaine de classes de produits différentes, dans plus de 70 pays. Les droits dérivés sont gérés par la Smiley Compagnie, aujourd’hui dirigée par le fils de Franklin, Nicolas Loufrani.

« Je ne suis probablement pas le premier à avoir dessiné un sourire, des hommes des cavernes ont dû le faire« , admettait Franklin Loufrani, mais cela ne l’a pas empêché de défendre sa marque en justice avec beaucoup d’agressivité, et son fils après lui. AOL, PierImport ou même Choco BN pour son biscuit souriant, ont eu maille à partir avec les avocats de la firme. Dans un article payant du Monde intitulé  «Dans l’univers des smileys, la contrefaçon ne se règle pas toujours avec le sourire« , daté du 9 septembre dernier, on apprenait par exemple que la PME Les Moods, qui avait lancé une gamme de bracelets permettant d’arborer une petite figure pour indiquer son humeur du jour,  s’était vue menacée d’une plainte pour contrefaçon de la part de la Smiley Compagnie, avec pour conséquence une saisie de sa marchandise aux douanes de Roissy.

À ce jeu-là, on ne gagne pas toujours et malgré une bataille judiciaire engagée depuis 2001 aux Etats-Unis, la Smiley Compagnie n’est pas parvenue à faire plier la puissante chaîne d’hypermarché Walmart pour avoir utilisé un petit bonhomme jaune dans un spot publicitaire. Les juges ont en effet considéré que le Smiley constituait : “an ubiquitous, non-inherently distinctive design and a common feature of modern American culture.” Or la distinctivité est l’un des critères essentiels pour pouvoir valablement se prévaloir d’une marque.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Rire jaune… ou voir rouge !

En France, les Loufrani ont pourtant remporté de nombreuses affaires en justice, même si parfois les décisions furent tangentes. Dans une affaire de 2005 opposant la Smiley Compagnie à AOL, les juges en première instance avaient d’abord prononcé la nullité de la marque et la « déchéance des droits de M. Loufrani pour défaut d’exploitation pour les services de communication« . Mais la Cour d’appel avait ensuite donné raison à la firme, en rejetant notamment l’argument de la dégénérescence de la marque.

Pourtant, le titulaire des droits sur une marque peut finir par les perdre, si le signe qu’il a enregistré finit par tomber dans le langage courant et perdre son pouvoir distinctif pour les consommateurs. Mais cette déchéance n’est prononcée que lorsque le titulaire des droits sur la marque a négligé de la défendre en justice et qu’il l’a laissée par sa passivité devenir un signe usuel.

Les Loufrani se sont certes distingués par le nombre des procès intentés contre ceux qui voulaient utiliser les smileys à des fins commerciales, mais ils ne peuvent empêcher des millions de personnes d’utiliser quotidiennement les smileys et les émoticônes dans leurs communications électroniques.

Lorsque Microsoft avait essayé de breveter les émoticônes en 2005, Mark Taylor, directeur de l’Open Source Consortium, avait protesté en avançant des arguments que je trouve particulièrement pertinents :

Les émoticônes sont une forme de langage, et une jurisprudence qui admet l’enregistrement d’une licence sur une construction linguistique est très dangereuse.

La propriété intellectuelle pose souvent de tels problèmes de « granularité » et lorsqu’elle fini par protéger des briques trop élémentaires, elle dérive vers des formes illégitimes d’appropriation de biens communs.

PS : merci à Cécile Arènes, qui m’avait signalé l’article du Monde sur Twitter et donné envie de creuser cette question. Merci également @BlankTextField de m’avoir soufflé le titre de ce billet.

PPS : j’avais déjà écrit à propos des émoticônes, il y a un certain temps, mais dans une tout autre optique, pour réfléchir au rapport entre l’oralité et le droit d’auteur, sur Twitter notamment.

Illustrations Flickr PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales justin fain , PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales Leo Reynolds et  Paternité the great 8

Publié initialement sur le site Si.Lex sous le titre SmileyTM : un sourire qui marque

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http://owni.fr/2011/09/23/les-droits-humains-du-smiley/feed/ 16
Increvable droit d’auteur http://owni.fr/2011/09/13/increvable-droit-dauteur/ http://owni.fr/2011/09/13/increvable-droit-dauteur/#comments Tue, 13 Sep 2011 11:06:41 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=79229 La semaine dernière a été une semaine de deuil pour le domaine public, à double titre.

Michael Hart, pionnier de l’édition électronique et père du projet Gutenberg, est mort après avoir consacré sa vie à favoriser la libre diffusion des textes du domaine public. Avec Wikisource et Internet Archive, le projet Gutenberg était l’un des rares espaces du web où l’on pouvait encore trouver du domaine public « à l’état pur », sans couches de droit plus ou moins illégitimement rajoutées.

Hervé Le Crosnier, sur son blog Mediapart, explique bien en quoi une initiative comme le projet Gutenberg est essentielle pour la vitalité du domaine public :

Le projet Gutenberg, avec ses 37000 livres en 60 langues, est aujourd’hui une des sources principales de livres numériques gratuits diffusés sous les formats actuels (epub, mobi,…) pour les liseuses, les tablettes, les ordiphones, et bien évidemment le web. Les textes rassemblés et relus sont mis à disposition librement pour tout usage. La gratuité n’est alors qu’un des aspects de l’accès aux livres du projet Gutenberg : ils peuvent aussi être transmis, ré-édités, reformatés pour de nouveaux outils, utilisés dans l’enseignement ou en activités diverses… Le « domaine public » prend alors tout son sens : il ne s’agit pas de simplement garantir « l’accès », mais plus largement la ré-utilisation. Ce qui est aussi la meilleure façon de protéger l’accès « gratuit » : parmi les ré-utilisations, même si certaines sont commerciales parce qu’elles apportent une valeur ajoutée supplémentaire, il y en aura toujours au moins une qui visera à la simple diffusion.

Le droit d’auteur s’étend dans les législations

Lorsqu’en 1998, le législateur américain avait voté le Sonny Bono Act (dit aussi Mickey Mouse Act, en référence aux pressions exercées par le lobby des industries culturelles pour faire passer ce texte), afin d’étendre la durée de protection par le copyright sur les oeuvres collectives d’entreprise, Michael Hart avait fait partie de l’action en justice portée jusque devant la Cour suprême des Etats-Unis pour s’opposer à cette agression contre le domaine public, hélas sans succès.

Triste ironie des coïncidences, la semaine même où il disparaît, le Conseil des Ministres de l’Union européenne a validé le projet d’extension des droits voisins des producteurs et des artistes-interprètes de 20 ans supplémentaires, et c’est une seconde raison de porter le deuil.

Cela fait des années que nous sommes habitués à subir des lois absurdes et liberticides en matière de droit d’auteur, mais on ne peut rien imaginer de plus grave qu’un allongement de la durée des droits, en termes d’atteinte aux libertés. L’Union européenne s’achemine vers un passage de 50 à 70 ans des droits voisins, avec effet rétroactif, ce qui signifie que, non content d’empêcher des oeuvres d’entrer dans le domaine public, cette réforme va  en faire sortir des enregistrements pour lesquels les droits s’étaient éteints.

Pour expliquer les choses par le biais d’une métaphore, c’est un peu comme si un législateur fou décidait qu’il fallait vider la mer pour désormais la vendre en bouteille…

Une fausse bonne idée

De multiples études et rapports avaient pourtant montré que cette extension ne profiterait quasiment pas aux artistes eux-mêmes, mais les arguments rationnels ne pèsent visiblement pas lourds face aux pressions du lobby des industries de la musique, qui trouvent là un moyen commode de continuer à profiter des « joyaux de la couronne », à savoir la musique des années 50 et 60 qui était sur le point de se libérer des droits voisins.

Un exemple, que je trouve particulièrement emblématique, d’enregistrement qui devrait être arraché du domaine public du point de vue des droits voisins : ““La vie en rose” de Piaf, interprétée pour la première fois en 1947.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le plus écœurant sans doute dans cette histoire, c’est que la Commission européenne a soutenu pendant des années un projet Communia, de réflexion sur le domaine public numérique, qui a produit un Manifeste du Domaine Public s’opposant radicalement à  l’idée d’extension des droits :

La durée de protection par le droit d’auteur doit être réduite. La durée excessive du droit d’auteur, combinée à l’absence de formalités réduit fortement l’accessibilité de notre savoir et notre culture partagés. De plus, cette durée excessive accroît le nombre des œuvres orphelines, œuvres qui ne sont ni sous le contrôle de leurs auteurs ni dans le domaine public, et ne peuvent être utilisées. Donc, la durée de protection par le droit d’auteur des nouvelles œuvres doit être réduite à un niveau plus raisonnable.

Tout changement de l’étendue de la protection par le droit d’auteur (y compris toute définition de nouveaux objets protégeables ou toute expansion des droits exclusifs) doit prendre en compte ses effets sur le domaine public. Un changement de la durée de protection du droit d’auteur ne doit pas s’appliquer rétroactivement aux œuvres déjà protégées. Le droit d’auteur est une exception de durée limitée au statut de domaine public de notre culture et notre savoir partagés. Au 20ème siècle, l’étendue du droit d’auteur a été significativement étendue, pour satisfaire les intérêts d’un petit groupe de détenteurs de droits et au détriment du public dans son ensemble. De ce fait, la plus grande part de notre culture et notre savoir partagé s’est retrouvée soumise à des restrictions liées au droit d’auteur ou techniques. Nous devons faire en sorte que cette situation n’empire pas (au minimum) et s’améliore.

Pour mettre en oeuvre ce Manifeste du domaine public, il aurait fallu une réforme en profondeur du droit d’auteur européen, mais rien n’a été entrepris en ce sens depuis sa parution et l’extension des droits voisins en trahit même complètement l’esprit.

Comment lutter?

Face à une telle instrumentalisation du droit au profit d’intérêts privés, que reste-t-il à faire ?

Bien sûr, on peut songer à essayer d’attaquer devant la justice communautaire les textes qui procéderont à cet allongement des droits voisins, comme l’avaient fait les tenants de la culture libre aux Etats-Unis (affaire Eldred c. Ashcroft) et comme ils continuent à le faire quand le domaine public est menacé. Mais ce combat risque d’être plus symbolique qu’autre chose, car à présent aucune de ces actions n’a débouché sur une condamnation de l’extension des droits, et je ne sais pas si les chances de victoire seraient plus fortes en Europe qu’aux Etats-Unis.

Bien sûr, il reste possible d’agir au quotidien en faveur du domaine public, en contribuant à certains projets. J’ai déjà cité Wikisource, le projet Gutenberg ou Internet Archive, mais il existe également de belles initiatives dans le domaine de la musique, comme l’International Music Score Library Project ou le projet Musopen, qui vise justement à libérer la musique classique de l’emprise des droits voisins

Une autre manière d’agir, à un niveau encore plus « personnel », consiste à verser ses propres créations par anticipation dans le domaine public, en utilisant des outils appropriés, comme la Creative Commons Zero ou des licences très ouvertes. En utilisant la licence CC-BY par exemple pour ce blog, je place mes billets sous un régime plus ouvert encore que le domaine public dans sa conception française, dans la mesure où je permets à l’avance la modification (alors que normalement en France, le droit à l’intégrité persiste lorsque l’oeuvre entre dans le domaine public).

La légalité ne suffit peut-être plus

Mais malgré la contribution que ces moyens d’action peuvent apporter, je ne les pense plus suffisants pour renverser une situation qui ne cesse de se dégrader et des moyens d’action plus radicaux doivent peut-être à présent être envisagés.

Un exemple nous a été donné cet été avec les actions menées contre la base de données d’articles scientifiques JSTOR aux Etats-Unis. Pour s’opposer à l’accès payant aux articles du domaine public de cette base, l’activiste Aaron Schwartz a téléchargé en juillet dernier 4,8 millions d’articles à partir du réseau du MIT, ce qui lui valut d’être arrêté par le gouvernement fédéral et menacé de prison ferme. Un peu plus tard, un utilisateur du nom de Greg Maxwell a surenchéri, en mettant en partage 18 592 articles du domaine public issus de JSTOR sur The Pirate Bay pour les libérer.

Or la semaine dernière, on apprenait que JSTOR décidait de placer en libre accès 500 000 articles du domaine public, tirés de plus de 200 journaux historiques. Quand bien même JSTOR s’en défend, cette décision a été prise suite aux actions de Schwartz et Maxwell, qui ont placé le producteur de la base dans une situation intenable :

Rendre librement accessible les contenus de la base Early Journal est une chose que nous avions prévue de faire depuis un moment. Il ne s’agit pas d’une réaction à la situation créée par Swartz et Maxwell, mais ces récents évènements ont pu avoir une incidence sur notre calendrier. Nous faisons attention à ne pas accélérer ou retarder nos projets, simplement parce que des gens interprètent mal nos motivations. Nous tenons aussi compte du fait que de nombreuses personnes sont préoccupés par ces questions. Finalement, nous avons décidé d’accélérer notre projet de rendre accessible le contenu du Early Journal, parce que nous pensons que c’est dans l’intérêt des personnes auxquelles nous essayons de rendre service, ainsi qu’aux bibliothèques et à nos partenaires.

Il existe d’autres exemples d’actions similaires menées avec succès pour libérer le domaine public. J’avais ainsi relevé l’été dernier que des utilisateurs de Google Books s’étaient habilement organisés pour procéder à des téléchargements massifs d’eBooks du domaine public, pour les placer en sécurité sur Internet Archive, sans que Google ne puisse vraiment agir contre eux. L’été d’avant, c’était un utilisateur de Wikipedia qui avait téléchargé un grand nombre de tableaux numérisés à partir du site de la National Gallery de Londres pour les libérer sur Wikimedia Commons. Le musée anglais qui s’estimait titulaire d’un copyright sur les images avait menacé de poursuites, mais à ce jour, les tableaux sont toujours sur Commons, accompagnés d’un bandeau “Domaine Public”.

Ce genre d’opérations de libération peut donc s’avérer efficace pour lutter contre le copyfraud (le fait de faire renaître illégitimement des droits sur le domaine public), mais que faire face à une situation telle que l’allongement des droits voisins, qui va empêcher les oeuvres d’entrer dans le domaine public ?

Devant de tels actes d’agression contre le domaine public et les libertés, c’est hélas encore le piratage, ou plutôt la mise en partage des fichiers, qui s’avère le moyen de résistance le plus efficace.

Entendons-nous bien : je suis juriste – jusqu’à l’os – ce qui implique que je crois profondément que le droit reste le moyen le plus juste d’organiser les rapports dans la société. Mais quand la loi bascule d’une manière aussi scandaleuse dans la défense d’intérêts privés, je pense que c’est un devoir de lutter, y compris par des moyens en marge du droit.

Hacker le domaine public

Si le domaine public n’est plus protégé par le droit, mais si celui-ci au contraire le menace et le détruit morceau par morceau, alors pour qu’il subsiste, il faudra le hacker et continuer à le faire subsister clandestinement au sein des réseaux de partage, en attendant la fin de l’interminable hiver juridique de la propriété intellectuelle. Visiblement, je ne suis pas le seul à franchir ce cap en ce moment et plus nombreux encore doivent être ceux qui le pensent sans l’écrire…

C’est avec tristesse que j’écris ces lignes, car j’ai longtemps cru en une évolution du droit d’auteur, mais des réformes comme l’allongement des droits voisins en Europe portent un coup mortel à ces espérances, car les dommage occasionnés seront quasiment irrémédiables à l’échelle d’une vie humaine.

Comme si cela ne suffisait pas, la semaine dernière, on a pu lire des déclarations hallucinantes sur le domaine public, qui montrent que le sens de cette notion est littéralement en train de se déliter et de se perdre.

Jean-Michel Jarre nous a en effet gratifié de ses réflexions sur la loi Hadopi, au détour desquelles on trouvait ce passage, qui m’a fait froid dans le dos :

Au XVIIIème siècle, on a décidé de manière assez subjective de se dire que le droit d’auteur, le copyright, aura une durée de vie de 50 ans. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque-là, l’espérance de vie d’un être humain était de 50 ans. Aujourd’hui, on est deux siècles plus tard et il est temps de se dire ‘pourquoi on appliquerait pas ce qui existe dans l’industrie, c’est-à-dire le brevet ?

La philosophie du brevet c’est que c’est absolument infini et qu’on le renouvelle tous les 20 ans. Et moi, je suis absolument pour le fait d’élargir et d’allonger beaucoup la durée de vie du copyright ce qui permettrait, et c’est pas pour des problèmes de succession et des ayants droit de la famille de l’auteur, d’introduire dans la tête de chacun dans notre société aujourd’hui, le fait que le geste de création est quelque-chose qui a une valeur inestimable.

Aujourd’hui, personne d’entre nous ne peut se payer Mona Lisa. En revanche, la 9ème de Beethoven ne vaut rien. Est-ce que ça veut dire que Beethoven est un artiste mineur par rapport à Léonard de Vinci ? C’est toute la question et c’est sur tous ces problèmes qu’il va falloir que des lois du système de type Hadopi se penchent.

Passons sur les énormités concernant la manière dont fonctionne le système des brevets, mais au-delà, ce qui est sous-entendu ici, c’est que le droit d’auteur devrait être perpétuel et que le domaine public dévalue les oeuvres et la création, en permettant la libre réutilisation !

Ce n’est pas la première fois que s’expriment de telles attaques et l’idée revient même assez souvent qu’il serait temps que le domaine public « serve à quelque chose ». Pourquoi ne pas instaurer par exemple un « domaine public payant » en levant une taxe sur les réutilisations destinées à financer la création ? Cette proposition est revenue récemment dans un des Labs d’Hadopi sur le livre numérique et elle avait été agitée l’année dernière, à propos des films, cette fois dans le rapport Zelnik. Tôt ou tard, il faut craindre qu’un lobby n’arrive à trouver l’oreille du législateur pour inscrire ce projet funeste dans la loi…

Comment ne pas voir pourtant que la valeur du domaine public, c’est justement de constituer les oeuvres en biens communs, afin qu’elles puissent servir de terreau pour de nouvelles créations et innovations ?

Pour revenir au début de ce billet et boucler la boucle, sans la liberté de créer que lui offrait le domaine public, Michael Hart n’aurait certainement jamais inventé le premier eBook en 1971, qui constitue aujourd’hui une formidable innovation technologique offrant de multiples débouchés économiques.

Michael Hart, qui disait à propos de son Projet Gutenberg (merci @RemiMathis pour la traduction) :

Ce à quoi on ne pense pas assez quand on parle d’eBooks, c’est que, hormis l’air, c’est le premier bien que chacun peut obtenir comme il le veut. Pensez à cela et vous vous rendrez compte que nous faisons ce qu’il faut faire.

Il appartient désormais à chacun de faire ce qu’il faut faire

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Billet initialement publié sous le titre “Hacker sur domaine public” sur :: S.I.Lex ::

Illustrations: FlickR CC PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales Scorpions and Centaurs

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http://owni.fr/2011/09/13/increvable-droit-dauteur/feed/ 19
Google Art Project: tout n’est pas rose http://owni.fr/2011/02/24/google-art-project-tout-nest-pas-rose/ http://owni.fr/2011/02/24/google-art-project-tout-nest-pas-rose/#comments Thu, 24 Feb 2011 17:00:59 +0000 aKa (Framasoft) http://owni.fr/?p=48230

Google vient de sortir un énième nouveau projet : Google Art Project [en].

Il est ainsi décrit dans cette dépêche AFP : « Google a lancé une plate-forme permettant aux amateurs d’art de se promener virtuellement dans 17 des plus grands musées du monde, dont le MoMA de New York et le Château de Versailles, grâce à sa technologie Street View, familier des utilisateurs du site de cartes Google Maps. »

La présentation vidéo de Google est spectaculaire et la visite virtuelle l’est tout autant. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est le fait que chaque musée offre l’une de ses œuvres à une précision numérique hors du commun (7 milliards de pixels !). Regardez un peu ce que cela donne dans le détail pour La Naissance de Vénus de Boticcelli.

Faites un zoom sur son visage et vous serez peut-être comme moi saisi par une certaine émotion. Et si j’ai pris cet exemple ce que j’étais encore récemment devant le vrai tableau à Florence. L’émotion est tout autre, sans commune mesure, elle est bien plus intense évidemment, mais pouvoir regarder à la loupe un tel chef-d’œuvre n’est pas sans intérêt.

On a alors vu toute la presse, petit et grande, s’enthousiasmer sur ce nouveau service gratuit (cela allait sans dire avec Google). J’ai ainsi pu comptabiliser plus d’une centaine d’articles dans… Google Actualités (sic, on n’en sort pas !), et jamais je n’y ai lu la moindre critique.

La seule question que l’on se pose éventuellement est de se demander furtivement si un tel projet peut se substituer à la visite réelle. Et la réponse, aussi bien du côté Google que du côté musées, est au contraire que cela stimule la curiosité et amplifie le désir de venir. Un peu comme la vitrine d’un magasin vous donne envie de rentrer en somme. Et puis pour ceux qui ne peuvent vraiment pas y aller comme les enfants d’Afrique ou d’Amérique Latine, c’est toujours bien mieux que rien.

Et encore un projet sympa

Personne n’est donc venu apporter un seul bémol. On aurait pu souligner que c’est encore et toujours du Google, qui de projets sympas en projets sympas, commence à atteindre une taille intrinsèquement monstrueuse. On aurait pu regretter que pour pouvoir bénéficier d’un parcours individualisé et former ses propres collections il faille évidemment un compte Google (c’est gratuit mais c’est bien là le prix à payer à Google). Plus subtil mais pas moins important, on aurait pu se demander quelles étaient exactement les conditions juridiques des accords entre Google et les musées, notamment pour ce qui concerne l’épineuse question de la reproduction d’œuvres dans le domaine public (d’ailleurs on voit déjà fleurir dans Wikimedia Commons [en] des reproductions d’œuvres directement issues des reproductions de Google Art Project !).

Personne, sauf peut-être Adrienne Alix, présidente de Wikimedia France, qui a publié sur son blog personnel sa « vision critique » du projet, dans un billet que nous avons reproduit ci-dessous parce que nous partageons sa perplexité.

« Les wikimédiens passent énormément de temps à prendre de belles photographies de ces œuvres pour les mettre librement à disposition sur Wikimedia Commons et permettre à tous de les réutiliser. Il est souvent difficile de faire admettre aux musées qu’il est bon de permettre cette très large diffusion de la culture. Les choses changent peu à peu, le dialogue s’engage ces derniers temps, et c’est une très bonne chose (…) Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes et se lancent avec nous en faisant confiance, en prenant le pari de la diffusion libre de contenus dans le domaine public, se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule. »

Vous trouverez par ailleurs en annexe, un petit clip vidéo montrant un photographe wikipédien à l’œuvre. Quand Google nous propose une visite virtuelle clinquante mais balisée et pour tout dire un brin étouffante, Wikipédia donne envie d’arpenter le vaste monde et d’en garder trace au bénéfice de tous.

Google Art Project : vision critique

URL d’origine du document

Adrienne Alix – 3 février 2011 – Compteurdedit
Licence Creative Commons By-Sa

Depuis deux jours, le web (et notamment le web « culturel », mais pas seulement) s’enthousiasme pour le dernier-né des projets développés par Google, Google Art Project [en].

Le principe est compréhensible facilement : Google Art Project, sur le modèle de Google Street View, permet de visiter virtuellement des musées en offrant aux visiteurs une vue à 360°, un déplacement dans les salles. On peut aussi zoomer sur quelques œuvres photographiées avec une très haute résolution et pouvoir en apprécier tous les détails, certainement mieux que ce qu’on pourrait faire en visitant réellement le musée.

Et donc, tout le monde s’extasie devant ce nouveau projet, qui permet de se promener au musée Van Gogh d’Amsterdam, au château de Versailles, à l’Hermitage, à la National Gallery de Londres, etc. En effet c’est surprenant, intéressant, on peut s’amuser à se promener dans les musées.

En revanche, au-delà de l’aspect anecdotique et de l’enthousiasme à présent de rigueur à chaque sortie de projet Google, j’aimerais pointer quelques petits points, qui peuvent paraître pinailleurs, mais qui me semblent importants.

1- d’une part, la qualité n’est pas toujours là. Vous pouvez en effet vous promener dans le musée, mais ne comptez pas forcément pouvoir regarder chaque œuvre en détail. On est dans de la visite « lointaine », un zoom sur une œuvre donnera quelque chose de totalement flou. Les deux captures d’écran ci-dessous sont, je pense, éloquentes.

2- Google rajoute une jolie couche de droits sur les œuvres qui sont intégrées dans ces visites virtuelles. Une part énorme de ces œuvres est dans le domaine public. Pourtant, les conditions générales du site Google Art Project sont très claires : cliquez sur le « Learn more » sur la page d’accueil. Vous verrez deux vidéos expliquant le fonctionnement du service, puis en descendant, une FAQ [en]. Et cette FAQ est très claire :

Are the images on the Art Project site copyright protected?

Yes. The high resolution imagery of artworks featured on the art project site are owned by the museums, and these images are protected by copyright laws around the world. The Street View imagery is owned by Google. All of the imagery on this site is provided for the sole purpose of enabling you to use and enjoy the benefit of the art project site, in the manner permitted by Google’s Terms of Service. The normal Google Terms of Service apply to your use of the entire site.

On y lit que les photos en haute résolution des œuvres d’art sont la propriété des musées et qu’elles sont protégées par le copyright partout dans le monde. Les images prises avec la technologie « Street View » sont la propriété de Google. Les images sont fournies dans le seul but de nous faire profiter du Google Art Projetc. Et on nous renvoie vers les conditions générales de Google.

En gros, vous ne pouvez rien faire de ce service. Vous pouvez regarder, mais pas toucher.

3 – D’ailleurs vous ne pouvez techniquement pas faire grand chose de ces vues. Y compris les vues en très haute définition. Effectivement le niveau de détail est impressionnant, c’est vraiment une manière incroyable de regarder une œuvre. Mais après ? Vous pouvez créer une collection. Soit, je décide de créer une collection. Pour cela il faut que je m’identifie avec mon compte Google (donc si vous n’avez pas de compte Google, c’est dommage pour vous, et si vous vous identifiez, cela fait encore une donnée sur vous, votre personnalité, que vous fournissez à Google. Une de plus). Je peux annoter l’œuvre (mettre un petit texte à côté, sauvegarder un zoom, etc). Que puis-je faire ensuite ? Et bien, pas grand chose. Je peux partager sur Facebook, sur Twitter, sur Google Buzz ou par mail.
Mais en fait, je ne partage pas réellement l’œuvre, je partage un lien vers ma « collection ». C’est-à-dire que jamais, jamais je ne peux réutiliser cette œuvre en dehors du site.

Donc si par exemple je suis professeur d’histoire ou d’histoire de l’art, je suis obligée de faire entrer mes élèves sur ce site pour leur montrer l’œuvre, je ne peux pas la réutiliser à l’intérieur de mon propre cours, en l’intégrant totalement. Ni pour un exposé. Je ne peux pas télécharger l’œuvre. Qui pourtant est, dans l’immense majorité des cas, dans le domaine public. Il faut donc croire que la photographie en très haute résolution rajoute une couche de droits sur cette photo, ce qui pourrait se défendre, pourquoi pas, mais aujourd’hui ça n’est pas quelque chose d’évident juridiquement.

Ce n’est pas la conception de partage de la culture que je défends

Antonio Pollaiuolo 005

Portrait de jeune femme, Antonio Polaiolo, fin XVe siècle, MoMa (à télécharger librement…)

Vous me direz qu’après tout, cela résulte de partenariats entre des musées et Google, ils prennent les conditions qu’ils veulent, c’est leur problème, on a déjà de la chance de voir tout cela. Ok. Mais ce n’est pas la conception de partage de la culture que je défends.

Je me permettrai de rappeler que, en tant que wikimédienne, et défendant la diffusion libre de la culture, je suis attachée à la notion de « domaine public ». Au fait que, passé 70 ans après la mort d’un auteur, en France et dans une très grande partie du monde, une œuvre est réputée être dans le domaine public. Et donc sa diffusion peut être totalement libre. Sa réutilisation aussi, son partage, etc.

Les wikimédiens passent énormément de temps à prendre de belles photographies de ces œuvres pour les mettre librement à disposition sur Wikimedia Commons et permettre à tous de les réutiliser. Il est souvent difficile de faire admettre aux musées qu’il est bon de permettre cette très large diffusion de la culture. Les choses changent peu à peu, le dialogue s’engage ces derniers temps, et c’est une très bonne chose. Nos points d’achoppement avec les musées tiennent souvent à la crainte de « mauvaise utilisation » des œuvres, le domaine public leur fait peur parce qu’ils perdent totalement le contrôle sur ces œuvres (notamment la réutilisation commerciale). Ils discutent cependant avec nous parce qu’ils ont conscience qu’il est impensable aujourd’hui de ne pas diffuser ses œuvres sur Internet, et Wikipédia est tout de même une voie royale de diffusion, par le trafic énorme drainé dans le monde entier (pour rappel, plus de 16 millions de visiteurs unique par mois en France, soit le 6e site fréquenté).

Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes et se lancent avec nous en faisant confiance, en prenant le pari de la diffusion libre de contenus dans le domaine public, se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule.

Alors certes, la technologie est intéressante, le buzz est légitime, l’expérience de visite est plaisante. Mais au-delà de cela, est-ce vraiment une vision moderne et « 2.0 » du patrimoine qui est donnée ici ? Je ne le pense pas. J’ai même une furieuse impression de me retrouver dans un CD-ROM d’il y a 10 ans, ou dans le musée de grand-papa.

Pour terminer, je vous invite à aller vous promener sur Wikimedia Commons, dans les catégories concernant ces mêmes musées. C’est moins glamour, pas toujours en très haute résolution, mais vous pouvez télécharger, réutiliser, diffuser comme vous voulez, vous êtes libres…

Au cas où il serait nécessaire de le préciser : je m’exprime ici en mon nom personnel, et uniquement en mon nom personnel. Les opinions que je peux exprimer n’engagent en rien l’association Wikimédia France, qui dispose de ses propres canaux de communication.

Annexe : Vidéo promotionnelle pour Wiki loves monuments

Réalisée par Fanny Schertzer et Ludovic Péron (que l’on a déjà pu voir par ailleurs dans cet excellent reportage).

La vidéo au format WebM à télécharger (2 min – 35 Mo)

URL d’origine du document

Billet initialement publié sur Framasoft sous le titre “Google Art Project : Une petite note discordante dans un concert de louanges”

Image CC Flickr jrodmanjr

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http://owni.fr/2011/02/24/google-art-project-tout-nest-pas-rose/feed/ 7
Des « Robins des Bois » libèrent les livres de Google Books http://owni.fr/2010/10/13/des-%c2%ab-robins-des-bois-%c2%bb-liberent-les-livres-de-google-books-sur-internet-archive/ http://owni.fr/2010/10/13/des-%c2%ab-robins-des-bois-%c2%bb-liberent-les-livres-de-google-books-sur-internet-archive/#comments Wed, 13 Oct 2010 10:27:16 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=31445 Hier, sous le billet que j’avais consacré cette semaine aux livres du domaine public dans Google Books, un internaute nommé Pablo Iriarte a laissé un très intéressant commentaire, qui m’incite à revenir sur cette question dans un nouveau billet.

Visiblement, les éditeurs ne sont pas les seuls à essayer de récupérer des ouvrages scannés par Google pour les réutiliser à leurs propres fins. Des utilisateurs d’Internet Archive auraient procédé à des téléchargements massifs (900 000 livres !) pour les charger dans Internet Archive, afin qu’ils puissent être débarrassés des restrictions d’usage imposées par Google et regagner ainsi pleinement le domaine public.

Un procédé très astucieux

Ces Robins des Bois exploiteraient une faille des conditions d’utilisation de Google Books. Celles-ci interdisent en effet d’extraire du contenu de Google Books en procédant à des « requêtes automatisées » (type aspiration de base de données), mais rien n’interdit à une myriade d’individus de venir télécharger quelques ouvrages pour les déposer dans Internet Archive. Google n’a pas la possibilité de les attaquer, pas plus certainement qu’il ne peut agir contre Internet Archive, dans la mesure où le site ne fait qu’héberger des contenus chargés par ces usagers.

Extraits des travaux de Charles Darwin publié par Archive.org

J’avais déjà eu vent de telles pratiques au détour d’un billet de mars dernier écrit par Peter Hirtle sur LibraryLaw Blog. Il s’interrogeait à propos de ces agissements : « One has to wonder about the utility of well-meaning efforts such as those of the Internet Archive to capture and store copies of the Google scans« . En cherchant bien dans les forums d’Internet Archive, on trouve effectivement des discussions relatives à des chargement de livres du domaine public extraits de Google Books (voyez cet échange du 29 juillet 2010).

Un watermark contesté

Ailleurs, on apprend également que des utilisateurs d’Internet Archive font disparaître le watermark « Numérisé par Google » que la firme appose au bas de toutes pages des ouvrages de sa bibliothèque numérique », car ils considèrent qu’une telle marque n’a aucune valeur juridique, lorsqu’elle est apposée sur un ouvrage du domaine public.

This would be illegal on Google’s part since no one can copyright or restrict the text part of a public domain item [...] we can and should remove their watermarks, since once again this is after all public domain stuff. The founding fathers of the United States would turn-over in their graves is the actually saw what the political scum in this country have done to the copyright laws. Protection was never meant to be for all eternity or for some parasitic mega-corporate mass-media corporations.

Une fois « libérés » dans Internet Archive, les livres sont placés sous le statut « Public Domain » qui permet tout type de réutilisation, y compris à des fins commerciales.

Finalement, à la lumière de cet exemple, comme de celui que j’avais repéré mercredi, on se rend compte que les restrictions que Google tente d’imposer pour verrouiller son contenu sont peut-être beaucoup plus fragiles qu’on ne pourrait penser. Et ce qui va également dans ce sens, c’est que malgré ces extractions massives, Google n’a pas réagi pour l’instant.

Merci à Pablo d’avoir attiré mon attention sur ce point. Je copie ici in extenso son commentaire qui vous apportera des précisions supplémentaires :

J’ai réalisé il y a quelques semaines que plus de 900 000 livres avaient été extraits à partir de Google Book Search et archivés sur Internet Archive. Ce « détournement » des documents du domaine public, scannés par Google à partir des fonds des bibliothèques m’a bien plu car c’est un joli cas d’arroseur arrosé… le même « fair use » évoqué par Google peu alors être utilisé par un autre organisme comme l’internet archive pour se justifier.

Malgré le fait que les PDFs ne sont pas diffusés par l’archive (il y a toujours un lien sur la version de Google qui pourrait compenser l’abus) le full text est bel et bien proposé dans différents formats au téléchargement et à la consultation en ligne via son propre système.

Selon la courte explication donné par Internet Archive sur cette page :

« Digitized books from many different libraries from the Google Book Search program. These digital files have been downloaded from the Google site and uploaded to the Internet Archive by users. While these books may be old enough to be in the public domain, but there is no guarantee by anyone of their legal status. These books have been made text searchable as a finding aid and downloading refers to Google’s site. Please refer to Google’s site for any rights issues or restrictions. »

Ils ont trouvé la parade qui va dans le même sens que celui montré dans ce billet : si les documents ont été extraits par les utilisateurs, cela exclue l’extraction par des moyens automatiques tant redoutée par Google. Cela me paraît très intéressant car, au final, si les utilisateurs se mettent à télécharger en masse les PDF de Google des œuvres du domaine publique, à faire tourner l’OCR dessus et rediffuser sa propre version en texte brut rien ne pourrait les empêcher.

En regardant de près les 900 000 documents on voit très vite que c’est toujours le même utilisateur qui a fait le boulot, ce qui est encore plus surprenant ! Mais tout s’explique quand on lit son code d’utilisateur : « TPB » (les pirates sont encore parmi-nous, hip-hip !)

J’ai tenté de chercher des explications ou un semblant de partenariat du côté de Google ou ailleurs et je n’ai rien trouvé pour le moment, jusqu’à la parution de votre billet qui ajoute une nouvelle lumière et un trou inattendu pour lequel ces documents peuvent retourner dans le domaine public. Le plus drôle de l’histoire est que maintenant il y a des livres pour lesquels la version européenne de Google Books ne donne que des extraits mais qu’on peut télécharger complètement via Internet Archive car ils ont exploité le texte intégral fourni par la version américaine du moteur, par exemple cette version des travaux de Charles Darwin publié en 1896, qui dépasse la date fatidique de 1870 pour nous, pauvres européens.

Je me réjouis de voir la réaction de Google (si réaction il y en a…) mais je doute qu’ils tentent quelque chose contre ce détournement car ils attaqueraient le principe fondateur du fair-use qui équivaudrait à se tirer une balle dans le pied. Et finalement ce ne sont que 900’000 livres…

>> Article publié initialement sur S.I.Lex

>> Illustration FlickR CC : Jameson42

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http://owni.fr/2010/10/13/des-%c2%ab-robins-des-bois-%c2%bb-liberent-les-livres-de-google-books-sur-internet-archive/feed/ 3
Google recherche domaine public désespérément http://owni.fr/2010/10/07/google-recherche-domaine-public-desesperement/ http://owni.fr/2010/10/07/google-recherche-domaine-public-desesperement/#comments Thu, 07 Oct 2010 07:58:38 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=30721 L’affaire Google Book paraît au point mort, tant la machine judiciaire américaine semble s’être enlisée dans l’examen du second Règlement, qui devait mettre un terme aux poursuites dont Google faisait l’objet de la part des auteurs et éditeurs. Si ce n’était la parution d’une étude de fond par le professeur Pamela Samuelson « The Google Book Settlement as Copyright Reform« , on pourrait penser que les choses sont redevenues complètement inertes sur ce front.

Pourtant il se passe des choses, mais pour une fois, ce sont moins les livres sous droits qui posent problème à Google que les livres du domaine public. À mesure que le contenu de sa bibliothèque numérique grandit, Google se trouve en effet confronté à un défi de plus en plus complexe pour déterminer si les ouvrages scannés appartiennent ou non au domaine public, afin de savoir s’il peut les diffuser dans leur intégralité ou seulement sous la forme d’extraits.

Combien d'ouvrages restent ainsi "gelés" par l'incertitude juridique dans Google Book ? Colorado 2005054. Par Michael (mx5tx). CC-BY. Source : Flickr

Le diagnostic juridique est plus simple à effectuer pour les Etats-Unis, car une règle veut que les œuvres publiées avant 1923 appartiennent automatiquement au domaine public. Mais pour le reste du monde, Google est obligé de composer avec la variété des lois nationales en matière de durée du droit d’auteur et de déterminer l’identité des auteurs sur les ouvrages, ainsi que leurs dates exactes de décès. Comme ces informations sont loin d’être disponibles dans tous les cas, Google a instauré une règle automatique de protection en bloquant la diffusion des ouvrages publiés après à 1870, quand leur statut juridique est indéterminé.

Des milliers et des milliers de livres doivent ainsi rester « congelés » dans la banquise de l’incertitude juridique et la situation peut même devenir épineuse pour Google lorsqu’il a affaire à des éditeurs un peu malins, qui profitent des lacunes de l’information juridique pour tenter de faire main basse sur le domaine public…

Google, victime du « coup du reprint » ?

C’est une tactique bien connue du monde de l’édition de tenter de faire renaître des droits d’auteur sur le domaine public à l’occasion d’un simple reprint (copyfraud !). Le site Techdirt nous apprenait au début du mois dernier qu’un éditeur américain, Kessinger Publishing, était en train de tenter cette manœuvre avec Google Book, avec un certain succès, semble-t-il. Son plan consiste à télécharger des ouvrages du domaine public à partir de la bibliothèque numérique ; à en faire des réimpressions et à se retourner contre Google en lui réclamant d’en bloquer l’accès, en se prévalant de droits sur les reprints.

Le pire, c’est que visiblement… ça marche ! Des utilisateurs se sont plaints sur le forum de Google Book d’avoir vu disparaître certains des ouvrages auxquels ils avaient accès et la manœuvre de Kessinger Publishing concernerait plus de 97 000 ouvrages (!!!). L’éditeur est même allé jusqu’à déposer un ISBN pour mieux appuyer ses prétentions. De l’art de se servir de Google Book pour faire sortir des livres du domaine public et se les approprier…

La réaction de Google de bloquer ces ouvrages peut surprendre. Techdirt estime qu’il s’agit d’une sorte de « réflexe » de la firme, échaudée par une série d’affaires en justice à propos de sa bibliothèque numérique, qui préfère à présent retirer d’abord et examiner ensuite le bien-fondé des plaintes. On peut lire ici cependant dans cette autre discussion de forum, de la bouche d’un de ses employés, que Google a l’air de donner raison à l’éditeur et de considérer que ces reprints constituent bien des rééditions qui font renaître des droits…

Une telle attitude est vraiment étonnante (à tel point que certains en viennent à se demander si tout cela n’est pas un coup monté de toutes pièces par Google, qui agirait en sous-main à travers Kessinger Publishing pour reverrouiller les ouvrages du domaine public ! Bienvenu dans X-Files !)

Mais il y a quelque chose de plus troublant encore, qui me donne beaucoup à réfléchir…

Et si l’exclusivité commerciale de Google Book ne valait… rien !

Avant même d’avoir à juger si les revendications de Kessinger Publishing sur les ouvrages du domaine public étaient fondées, Google aurait pu répliquer en accusant l’éditeur d’avoir violé l’exclusivité commerciale qu’il revendique sur les ouvrages numérisés par ses soins. Car Kessinger Publishing fait bien commerce des ouvrages récupérés et réimprimés, par le biais d’Amazon. Cette exclusivité, Google y tient pourtant… C’est l’une des restrictions fortes que Google impose à ses bibliothèques partenaires, en leur interdisant pendant une durée variable de faire elle-même un usage commercial des copies qui leur sont remises ou de les transférer à une partenaire susceptible d’en faire un usage commercial.

Si Google n’a pas réagi en menaçant l’éditeur de poursuites, c’est peut-être tout simplement que cette fameuse exclusivité n’est pas si solide en droit. Peut-être n’a-t-elle même aucune valeur et ne constitue-t-elle qu’un moyen d’intimidation ? Techdirt le laisse clairement entendre :

Now, it’s important to note that Kessinger reprinting public domain books scanned by Google is perfectly legal [...]. There’s nothing infringing (at least in the US — elsewhere, it’s a bit unsettled) about taking someone else’s scan of public domain works and then publishing it yourself.

À bon entendeur, salut… et notamment toutes les bibliothèques partenaires de Google ! Il est peut-être temps de se demander si de simples clauses contractuelles ont vraiment le pouvoir de faire renaître des droits sur le domaine public….

La fameuse exclusivité commerciale qui apparaît dans les conditions d'utilisation des fichiers que l'on télécharge à partir de Google Book

L’autre explication possible, c’est que Google est bien en peine de déterminer si les ouvrages en question font ou non partie du domaine public…

L’intelligence collective à la rescousse…

Coïncidence ? La semaine dernière, le même site Techdirt relevait que Google avait lancé un appel sur le forum de Google Book pour inviter les utilisateurs à lui signaler les livres encore bloqués qui appartiendraient au domaine public, afin que leur statut puisse être éventuellement révisé. Plusieurs personnes se sont déjà manifestées pour apporter à Google de précieuses informations juridiques concernant des ouvrages.

Ce n’est pas la première fois que l’intelligence collective est ainsi appelée à la rescousse pour améliorer la gestion des droits. OCLC avait en effet lancé en 2008 une expérience en ce sens avec le Copyright Evidence Registry. Cette interface collaborative devait permettre aux bibliothécaires et professionnels de l’information partout dans le monde de partager des informations légales sur les livres, afin de compléter les métadonnées de Worldcat. Il était même prévu qu’à terme ces données puissent servir à bâtir un système automatique permettant de déterminer l’appartenance ou non d’un ouvrage au domaine public. Ce projet pilote devait durer six mois dans une première phase. Depuis son lancement, on n’a guère eu de nouvelles de son avancement et il est difficile de savoir où il en est aujourd’hui.

OCLC et Google ayant signé un accord pour permettre à ce dernier de réutiliser les données de Worlcat, on peut imaginer que les informations juridiques collectées par ce biais bénéficient d’une façon ou d’une autre à Google. Mais elles doivent être bien insuffisantes encore pour que Google, le géant de l’information, soit contraint d’ouvrir à ce sujet des discussions de forum !

Et certains exemples montrent la gestion des droits sur les livres numérisés restera certainement encore inextricable pendant longtemps.

C'est dingue, les gars de Google ne veulent pas croire mon arrière-petit-fils ! Image CC Flickr Okinawa Soba.

Mais puisque je vous dis que c’est mon arrière-grand père !

Ce billet est l’occasion pour moi d’attirer votre attention sur un cas assez symptomatique de cette grande pagaille de la gestion des droits, qui m’avait été rapporté en mai dernier dans les commentaires d’un autre billet de S.I.Lex.

Un internaute, sous le pseudo de Bowatz, était venu me raconter que Google Books bloquait l’accès à plusieurs ouvrages dont son arrière-grand père était l’auteur, alors même qu’ils étaient manifestement dans le domaine public, l’aïeul étant décédé en 1914. Ces livres devenus rares et difficiles à trouver en France, Bowatz demandait à Google qui avait trouvé ses exemplaires dans des bibliothèques américaines, de les débloquer. Mais malgré plusieurs échanges de mails, Google semblait s’en tenir à sa règle automatique de 1870 et refusait paradoxalement de reconnaître qu’il avait le droit de diffuser ces livres ! Voyez la réponse que Bowatz avait bien voulu poster sur S.I.Lex :

Nous préférons nous montrer très prudents. C’est pourquoi nous diffusons uniquement de courts extraits jusqu’à ce que nous parvenions à déterminer si un livre est protégé ou non par des droits d’auteur.

Nous recherchons actuellement des solutions pour augmenter le nombre d’ouvrages consultables dans leur intégralité dans le monde entier. Notez que certains titres pouvant être téléchargés au format PDF dans certains pays peuvent ne pas l’être dans d’autres, selon la législation locale en matière de droits d’auteur. Notre objectif est de rendre Google Livres aussi utile que possible, ce qui signifie que nous intégrons un maximum d’ouvrages au lieu d’attendre d’avoir pu déterminer avec précision leur statut.

Seuls les livres relevant du domaine public (livres pour lesquels les droits d’auteur sont arrivés à expiration) peuvent être téléchargés. Pour les internautes se trouvant aux États-Unis, il s’agit en principe de tous les livres publiés avant 1923. Dans les autres pays, nous déterminons la date appropriée en fonction de la législation locale.
Comme pour toutes les décisions relatives au contenu de Google Livres, nous adoptons une attitude prudente tant dans la lecture de la loi sur les droits d’auteur que sur les faits connus concernant un livre donné. Cette fonctionnalité n’est pas disponible pour les livres sous droits d’auteur. Google respecte et protège en effet les droits d’auteur de tous les éditeurs.

Google ne partage pas les livres sous droits d’auteur. Notez que les ouvrages relevant du domaine public ne sont pas encore tous dotés de l’option « Télécharger ».

Nous travaillons actuellement à l’ajout de ce bouton sur tous ces ouvrages. Nous vous remercions de votre patience.

C’est alors qu’un autre lecteur de S.I.Lex, Bernard Majour, suggéra judicieusement d’aller demander aux bibliothèques partenaires de Google, qui ne devaient pas manquer d’avoir reçu un exemplaire numérisé. Bowatz identifia que les ouvrages de son arrière-grand père provenaient d’Havard et de Michigan, et il adressa à nouveau sa demande d’accès aux deux bibliothèques. De manière surprenante, le même principe de précaution lui fut opposé :

Réponse de Michigan (qui gère le Hathi Trust, l’entrepôt géant dans lequel les bibliothèques partenaires de Google déposent leurs copies) :

So the unfortunate news that I need to give you then is that for persons accessing works in HathiTrust from outside the US, we are only providing full text access to works published prior to 1870. We realize this is not ideal, but at this point we aren’t able to make individual determinations of copyright status of non-US works based on author death dates/on a country-by-country basis. We are hopeful that as the project progresses we will be able to revise this policy and/or do individual determinations on foreign works, but at this point we don’t have the staffing/expertise to do so. Google makes their own determinations about copyright status, but they use this same criteria. My understanding is that it is a blanket « safe » year/amount of time before which all foreign works are likely to be safely in the public domain.

Réponse d’Havard :

Depending on your location, definitely if you are within the U.S., you can download pdf files from Google Books directly, or via the HOLLIS Catalog. I believe the end results are the same.

Même en apportant la preuve que l’auteur était bien décédé depuis 70 ans, Bowatz ne pouvait pas obtenir accès à l’ouvrage de son arrière-grand père, alors qu’il aurait pu le faire s’il avait été aux États-Unis… Mais finalement, celui-ci ne se laissa pas démonter, et via un proxy américain, il réussit à berner Google Book et à télécharger les ouvrages tant désirés (ce qui au passage en dit long sur la fiabilité des protections mises en place par Google…).

Édifiant, non ?

Gestion des droits : à quand le deus ex machina ?

Les choses auraient peut-être été un peu différentes, si Bowatz avait cherché aujourd’hui à accéder à ces ouvrage. Il aurait tout d’abord pu fournir les informations dont il disposait à Google par le biais du forum et peut-être aurait-il eu gain de cause (cela vaudrait la peine d’essayer, pour voir). On également appris récemment que l’Université du Michigan avait lancé un système de gestion des droits, qui servira à établir des diagnostics automatiques du statut juridique des ouvrages dans Hathi Trust (CRMS : Copyright review Management System).

En Europe, c’est normalement le projet ARROW qui devrait servir à mettre en place une architecture de gestion des droits à l’échelle des pays de l’Union. Des progrès ont visiblement été accomplis la semaine dernière, avec la remise de documents d’étape importants à la Commission européenne, mais les résultats concrets se font toujours quelque peu attendre.

Sinon en France, il paraît que 750 millions d’euros devraient être consacrés à la numérisation du patrimoine culturel dans le cadre du grand emprunt. J’espère que quelqu’un a songé à proposer qu’une partie de cet argent finance la création d’un Registre du domaine public français, qui permettrait de tracer les contours juridiques de notre patrimoine.

Non, personne ? Il me semble pourtant au vu de tout ce qui précède ci-dessus que ce serait diablement utile…

Billet initialement publié sur :: S.I.Lex ::

Image de une CC Flickr markhillary

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http://owni.fr/2010/10/07/google-recherche-domaine-public-desesperement/feed/ 7
Public Domain Mark : la pièce manquante du puzzle ? http://owni.fr/2010/09/29/public-domain-mark-la-piece-manquante-du-puzzle/ http://owni.fr/2010/09/29/public-domain-mark-la-piece-manquante-du-puzzle/#comments Wed, 29 Sep 2010 16:56:40 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=29786 Dans la torpeur de l’été, la nouvelle est passée relativement inaperçue, mais Creative Commons a annoncé le lancement prochain d’un nouveau dispositif qui va venir compléter son jeu de licences pour permettre un « marquage » en ligne du domaine public. Cet outil, la Public Domain Mark, pourrait lever bien des difficultés actuelles et il revêt certainement un intérêt particulier pour les institutions culturelles – bibliothèques, archives, musées – qui mettent en ligne des fonds patrimoniaux.

Rappelons que le domaine public est constitué par l’ensemble des œuvres de l’esprit pour lesquelles les droits d’auteur (ainsi que les droits voisins) ont expiré à l’issue d’une durée fixée par la loi. Cette dernière peut varier : vie de l’auteur plus 70 ans en principe en France et en Europe, mais on trouve des durée plus courtes (vie de l’auteur plus 50 ans au Canada) ou plus longues (vie de l’auteur plus… 95 ans au Mexique !).

Une fois qu’une œuvre entre dans le domaine public, le monopole d’exploitation des titulaires cesse et elle peut être librement reproduite ou représentée. Cependant la signification de l’entrée dans le domaine public d’une œuvre peut varier selon la portée que les pays donnent au droit moral de l’auteur. Aux Etats-Unis, où le droit moral n’existe qu’à l’état de traces jurisprudentielles, l’oeuvre devient réellement « libre de droits » une fois qu’elle entre dans le domaine public. Il en est de même dans les pays où le droit moral ne dure qu’autant que subsistent les droits patrimoniaux (Allemagne ou Canada, par exemple). Mais dans la plupart des pays européens, et tout particulièrement en France, où cette notion est la plus forte, le droit moral persiste perpétuellement. Une œuvre du domaine public peut certes être reproduite et diffusée librement, y compris à des fins commerciales, mais à la condition de respecter le droit moral dans toutes ses composantes (respect de la paternité, de l’intégrité, du droit de divulgation et de repentir).

A l’heure du numérique, où les œuvres circulent sur la Toile, il devient d’une importance décisive d’identifier avec certitude si elles appartiennent ou non au domaine public, pour déterminer les conditions dans lesquelles elles peuvent être réutilisées. Mais c’est un véritable défi que de le faire, notamment à cause des disparités des différentes législations nationales et de l’incertitude quant aux lois applicables lorsque les usages se font en ligne (voir cette affaire pour une illustration).

Une difficulté supplémentaire existait jusqu’à présent, et de taille, dans la mesure où  l’on ne disposait pas d’outil réellement adapté pour exprimer simplement l’appartenance au domaine public d’une oeuvre. Creative Commons avait déjà mis en place des outils proches (la Public Domain Certification/Dedication ou la CC0 – Creative Commons Zéro), mais ils ne convenaient pas exactement à cet emploi. La Public Domain Mark va certainement permettre de dépasser ces limites et trace de nouvelles perspectives en matière d’ouverture des contenus.

L’inadaptation des outils existants au marquage du domaine public en ligne

La Public Domain Dedication permettait au titulaire des droits sur une œuvre de la verser par anticipation dans le domaine public, en manifestant publiquement sa volonté d’abandonner ses droits sur sa création. Le même instrument pouvait servir à un tiers à certifier qu’une œuvre, dont il n’était pas l’auteur, appartenait bien au domaine public. Le problème de ces outils était qu’ils avaient été façonnés dans le cadre du droit américain, qui ne connaît pas le droit moral.

Or certains juristes estiment qu’il n’est pas possible pour un auteur de renoncer valablement à exercer son droit moral sur une œuvre. La jurisprudence considère en effet qu’il s’agit d’un attribut si fort de la personnalité qu’il est dit inaliénable : la renonciation au droit moral par contrat serait sans valeur juridique, ce qui permettrait aux auteurs de revenir à tout moment sur leur décision.

Même si ce raisonnement est contestable (et contesté), il jetait un doute sur la validité de la Public Domain Dedication. Celle-ci était de toutes façons faite pour permettre aux auteurs de « libérer » complètement leurs œuvres, mais pas de marquer le domaine public en ligne. La Public Domain Certification aurait pu remplir cet office, mais elle souffrait pareillement d’être trop ancrée dans le droit US et de ne pas accorder suffisamment d’importance au droit moral.

La CC0 (Creative Commons Zéro), lancée en 2009, était censée remédier en partie à cette situation. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une licence, mais plutôt d’un « waiver » : un mécanisme permettant à un titulaire de droits de renoncer à exercer ses prérogatives, pour rendre un objet entièrement libre de droits. L’intérêt de cet outil réside dans le fait qu’il dépasse le champ du seul droit d’auteur.

Il est ainsi possible de renoncer par ce biais à ses droits sur une base de données ou à toutes autres formes de restriction, quelle qu’en soit la nature juridique. Cette polyvalence en fait un instrument particulièrement intéressant pour libérer des données (gouvernementale ou de recherche)e, dans le cadre de l’Open data. Plusieurs bibliothèques universitaires, notamment en Allemagne, l’utilisent ainsi pour diffuser librement les données bibliographiques de leurs catalogues et leurs métadonnées.

Néanmoins, la CC0 souffre elle aussi de limites et soulèvent des ambiguïtés. Les mêmes objections que celles qui affectaient la Public Domain Dedication peuvent se poser à son endroit à propos du renoncement contractuel au droit moral. D’autre part, une institution qui met en ligne et numérise des oeuvres du domaine public pouvait difficilement l’utiliser pour « marquer » les fichiers, car cela aurait eu pour effet justement de « gommer » le droit moral, alors que celui-ci est perpétuel. Autant il est possible d’admettre qu’un auteur renonce au droit moral sur sa propre création, autant une bibliothèque ou un musée n’a pas le pouvoir de lever le droit moral perpétuel qui s ‘attache aux oeuvres.

Dès lors, il manquait bien une pièce au puzzle, sauf à essayer de faire entrer de force des chevilles carrées dans des trous ronds.

Un usage parfois forcé des licences Creative Commons

Face à cette lacune, certaines institutions, par commodité ou par méconnaissance, attachent quand même des licences Creative Commons « classiques » à des oeuvres du domaine public qu’elles diffusent. On peut comprendre que la tentation soit forte de le faire, car les Creative Commons constituent un moyen clair et commode de signifier aux utilisateurs d’une bibliothèque numérique qu’une oeuvre est réutilisable.

C’est le cas par exemple pour l’image ci-dessous, que j’ai trouvée dans MediHal, l’archive ouverte de photographies et d’images scientifiques, mise en place cette année par l’Enseignement supérieur. Cette oeuvre a été publiée en 1890 et elle est vraisemblablement dans le domaine public. Mais elle a été placée par l’institution qui l’a numérisée (et chargée dans MediHal sous une licence CC-BY-NC-ND (Paternité – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification).

Y’a de quoi vous démonter. Désillusion comique.

En consultant les métadonnées de cette image, on se rend compte qu’il y règne une certaine confusion. On nous indique que « l’auteur » de ce document est Eliane Daphy, avec un renvoi à l’IIAC (Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain), institution qui possède certainement l’original et qui l’a numérisé. Ailleurs dans la page, Eliane Daphy apparaît comme « contributeur » à MediHal. Il y a en fait confusion entre ces deux statuts, celui de contributeur qui a chargé le fichier dans l’archive et celui d’auteur du document primaire.

Employer une licence Creative Commons de cette manière est incorrect, car pour le faire valablement, il faut être titulaire des droits sur l’œuvre (on ne peut accorder que des droits que l’on possède). Comment comprendre le By de la licence apposée sur ce document ? En cas de réutilisation,  faut-il citer les auteurs qui apparaissent sur l’affiche ; Eliane Daphy, la contributrice ou l’IIAC, l’institution ? Par ailleurs, en choisissant les options NC et ND, on aboutit à un résultat assez pervers, qui est contraire à celui de l’esprit même des Creative Commons : on fait renaître des droits sur le domaine public, en se fondant sur le droit d’auteur. Or la numérisation – acte de reproduction technique qui n’exprime aucune créativité puisque le but est de se rapprocher fidèlement de l’original – ne donne pas lieu à la naissance d’une nouvelle œuvre (c’est marqué là).

Cet usage des  Creative Commons, non content d’être nocif sur le principe, présente un autre désavantage que ne mesurent certainement pas les institutions qui font ce genre de choix : il est certainement sans valeur juridique devant un juge en cas de litige, qui ne pourra que rejetter les prétentions fondées sur le NC ou le ND.

La pratique est pourtant assez répandue : voyez par exemple, à la Bibliothèque nationale du Luxembourg, sur le portail Bourg en Doc ou à la Bibliothèque numérique de l’Université Rennes 2.

Il n’y aurait pas de problèmes si l’institution utilisait les CC pour tagger des documents pour lesquels elle possède les droits (voyez ici les photos du Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse dans Flickr) ou si elles demandaient à des auteurs tiers d’adopter les Creative Commons avant la mise ne ligne (voyez ici les thèses à Lyon 2, les documents de la Bibliothèque numérique de l’ENSSIB ou les archives sonores de la BPI).

Mais pour marquer des documents du domaine public, il fallait un autre instrument.

Les apports de la Public Domain Mark (PDM)

L’apport majeur de la Public Domain Mark réside dans la distinction très claire qu’elle opère entre le « Creator » et le « Curator », c’est-à-dire l’auteur de l’oeuvre qui est tombée dans le domaine public et l’institution qui détient l’original et qui a procédé à la numérisation. C’est cette dernière qui « marque » l’oeuvre numérisée pour attester qu’elle appartient au domaine public. La PDM comporte ensuite plusieurs champs à remplir qui permettent de clarifier les rôles : le nom du Creator y est indiqué (ce qui permet de le citer en cas de réutilisation pour satisfaire aux exigences du droit moral), de même que celui du Curator, mais dans un champ distinct, avec la possibilité d’ajouter un lien hypertexe vers le site de l’institution.  Cet aspect n’est pas anodin, car la PDM assure à l’institution une certaine visibilité et une traçabilité de l’oeuvre en ligne, qui permettra de remonter jusqu’à elle en suivant le lien.

Sur l’exemple proposé par Creative Commons ci-dessous, on voit bien le rendu final et la netteté de la distinction Creator/Curator.

Autre point remarquable : la PDM peut se combiner avec la CC0. Il est permis au Curator d’indiquer qu’il renonce à tous les autres droits sur l’oeuvre (comprendre, toutes les couches de droits autres que le droit d’auteur). Par ce biais, on peut par exemple indiquer que l’oeuvre est bien dans le domaine public du point de vue du droit d’auteur, mais aussi renoncer au droit des bases de données, ou aux restrictions tirées du droit des données publiques. C’est un aspect très important, qui clarifie la portée de la CC0 accompagnant une oeuvre du domaine public (elle n’a pas pour effet par exemple de faire disparaître le droit moral). Au delà, la combo PDM + CC0 permet de délivrer un domaine public véritablement « à l’état pur », sans restriction du point de vue du droit d’auteur, ni d’aucun autre terrain juridique.

Comme les licences CC classiques, la PDM met en oeuvre une signalétique à plusieurs niveaux d’information juridique. Sous l’oeuvre, un bandeau « Public Domain » facile à reconnaître exprime l’appartenance au domaine public. Il est accompagné de la mention « This work is free of copyright restrictions ». En cliquant sur ce bandeau, on aboutit à un Commons Deed, une version plus détaillée au niveau juridique, mais exprimée dans le langage courant. Ce texte énonce clairement la manière dont on peut réutiliser l’oeuvre : « This work has been identified as being free of known restrictions under copyright law, including all related and neighboring rights. You can copy, modify, distribute and perform the work, even for commercial purposes, all without asking permission. »

Au-dessous, figure un champ « Others informations », très important, car c’est à ce niveau que l’on mesure que la PDM sera peut-être mieux armée pour s’adapter aux différents contextes juridiques au niveau international. Il est d’abord précisé « The work may not be free of copyright in all juridictions ». C’est la conséquence des durées variables du droit d’auteur selon les pays (et une source de difficultés quand même pour la PDM et les utilisateurs). Un paragraphe indique bien également qu’un droit moral peut subsister dans les pays qui le reconnaissent. Cette précision n’est pas anodine, car elle désamorce une critique dont les Creative Commons font bien souvent les frais.

Bâtir des architectures juridiques ouvertes pour diffuser le domaine public « à l’état pur »

La numérisation offre une occasion unique de donner une nouvelle vie au domaine public et une forme – numérique – adaptée à son statut juridique, puisqu’elle en permet la réutilisation dans des conditions parfaitement fluides. Mais si la numérisation du domaine public a fait de grands progrès, force est de constater qu’il est très rare de trouver le domaine public « à l’état pur », d’un point de vue juridique, sans que des couches de droits n’aient été ajoutées pour en limiter l’usage.

On trouve le domaine public sous cette forme à la Library of Congress par exemple, dans Wikimedia Commons ou dans Flickr The Commons. Flickr The Commons utilise un marquage spécifique (la mention « no knowm copyright restrictions« ) pour signifier – en creux – que l’oeuvre appartient au domaine public. Wikimedia Commons emploie de son côté un symbole Domaine Public, proche visuellement de la PDM, mais moins détaillé au niveau juridique.

Avec l’apport de la Public Domain Mark, combinée avec d’autres licences Creative Commons, on peut imaginer construire une bibliothèque numérique avec une architecture juridique entièrement ouverte. Les briques logicielles du site (moteur de recherche, visualiseur, etc) pourraient être placés sous licence libre et en Open Source ; ses éléments graphiques en CC-By, de la même façon que les textes éditoriaux accompagnant les documents ; la bibliothèque numérique en tant que base de données placée sous licence ODbL ou CC0 ; ses données bibliographiques (notices) et métadonnées sous une licence CC0 ; les oeuvres du domaine public marquées avec la PDM ; les oeuvres encore sous droits sous licence Creative Commons classiques avec l’accord de leur auteur ; les apports des usagers (commentaires, tags, etc) sous licence CC-By également.

On obtiendrait ainsi une bibliothèque numérique entièrement ouverte aux quatre vents… de l’esprit !

J’essaierai de développer cette idée et de proposer un jour le plan détaillée de cette architecture juridique.

La Public Domain Mark devrait être officiellement lancée à l’automne 2010.

> Article initialement publié sur S.I.Lex

> Illustration de INTVGene. CC-BY-SA. Source : FlickR

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Le domaine public menacé par un nouveau “syndrome de Peter Pan” ? http://owni.fr/2010/07/01/le-domaine-public-menace-par-un-nouveau-%c2%ab-syndrome-de-peter-pan-%c2%bb/ http://owni.fr/2010/07/01/le-domaine-public-menace-par-un-nouveau-%c2%ab-syndrome-de-peter-pan-%c2%bb/#comments Thu, 01 Jul 2010 15:06:22 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=20915

Ne me demandez pas comment j’en suis arrivé là, mais j’ai récemment découvert que Peter Pan avait connu une bien étrange destinée juridique.

Peter Pan fut créé d’abord en 1904 sous la forme d’une pièce de théâtre, puis d’un roman publié en 1911, par l’auteur écossais J.M. Barrie. Celui-ci étant décédé en 1937, l’oeuvre aurait dû entrer dans le domaine public le 1er janvier 2008, en vertu de la règle qui veut que les droits patrimoniaux durent en principe tout au long de la vie de l’auteur plus soixante dix ans après sa mort.

Mais Peter Pan n’est pas dans le domaine public et il se pourrait bien qu’il n’y entre jamais tout à fait, en raison d’une excentricité législative du Parlement anglais.

Il s’avère en effet que J.M. Barrie, n’ayant pas de descendants, décida en 1929 de reverser l’intégralité des droits de la pièce à l’hôpital pour enfants malades de Great Ormond Street, à Londres (voyez ici). Au vu des nombreuses adaptations ultérieures de l’oeuvre, tant dans la littérature qu’au cinéma, il s’agissait d’un geste fort généreux et on imagine qu’à lui seul, le film de Disney  a dû garantir à l’hôpital de subtantiels revenus.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Si l’histoire s’était arrêtée là, Peter Pan aurait tout de même fini par entrer dans le domaine public, mais un tour de passe-passe législatif est  intervenu plus tard, qui a en quelque sorte « éternisé » le geste initial de J.M. Barrie.

Peter Pan et le copyright imaginaire…

En 1987, l’oeuvre était sur le point de tomber une première fois dans le domaine public (la durée de protection des droits en Europe était alors de cinquante ans après la mort de l’auteur). Si cela s’était produit l’hôpital pour enfants aurait perdu le bénéfice de la manne financière représentée par les droits sur l’oeuvre. L’ancien Premier ministre britannique Lord Callaghan proposa alors avec succès un amendement lors du vote en 1988 du Copyright, Designs and Patents Act, qui a instauré un droit perpétuel sur les œuvres du cycle de Peter Pan, au profit de l’hôpital pour enfants.

D’un point de vue juridique,  l’hôpital ne possède plus un droit d’auteur au sens propre sur Peter Pan, mais un simple droit à toucher un pourcentage (royalties) sur les recettes réalisées lors de toute représentation théâtrale, diffusion, publication ou adaptation de l’oeuvre. Ce privilège spécial a une portée limitée, puisqu’il ne s’applique qu’en Angleterre, mais il durera aussi longtemps qu’existera l’hôpital pour enfants .

Pour prendre un exemple, on peut penser que Loisel, pour pouvoir réaliser sa – remarquable ! – adaptation en BD de Peter Pan, parue en 6 tomes de 1990 à 2004, a dû verser un droit à l’hôpital anglais avant que l’oeuvre ne tombe dans le domaine public en 2007, au titre du copyright dont il bénéficiait  et qui était valable internationalement. Si un nouveau tome de la série paraissait aujourd’hui, l’hôpital ne pourrait plus s’appuyer sur son droit d’auteur, mais seulement sur le droit à redevance créé à son profit par la loi anglaise de 1988. Loisel pourrait publier librement sa BD sans avoir à verser de rémunération, sauf pour distribuer sa création en Angleterre, auquel cas il lui faudrait verser à l’hôpital un pourcentage sur le produit des ventes.

Vous avez dit Royalties ?

En consultant le site de l’hôpital de Great Ormond Street, on se rend compte que l’établissement ne se contente pas d’encaisser passivement les droits sur Peter Pan, mais qu’il a développé  une politique active d’exploitation de l’oeuvre.

Des agents sont ainsi chargés de conclure des licences et d’exploiter les droits dans plusieurs pays. Pour mettre en scène un spectacle ou publier un livre en Angleterre s’inspirant de Peter Pan, un système de licences et de tarifs a été mis en place. L’hôpital revendique même des droits lorsque des pièces sont jouées dans les écoles. Les établissements ont alors le choix entre verser une redevance pour obtenir une licence ou organiser une collecte de fonds au bénéfice de l’hôpital à l’occasion du spectacle, pour laquelle on peut même vous prêter du matériel promotionnel !

La lecture de la FAQ juridique du site de l’hôpital nous apprend que  l’usage de Peter Pan comme logo est strictement réglementé. Il est vrai que l’hôpital fait lui même un usage promotionnel intensif de l’univers de J.M. Barrie, notamment lors de la Peter Pan Week qui a lieu chaque année pour lever des fonds.  Il n’est pas dit s’il vous faudra verser une redevance au cas où vous décidiez d’appeler votre enfant Peter ou Wendy, mais je vous conseille quand même de vous renseigner, au cas où !

En 2006, l’hôpital est allé jusqu’à commander à un écrivain une suite officielle du roman, baptisée Peter Pan in Scarlet. Elle vient s’ajouter à longue série des séquelles et préquelles que l’oeuvre de Barrie a suscité et pour lesquelles l’hôpital n’a pas manqué de toucher des royalties. Même pour la biographie romancée de J.M. Barrie, Back to Neverland, avec Johnny Depp et Kate Winslet, des droits d’auteur ont été versées, car le film comportait des extraits de la pièce originale…

Un statut juridique à géométrie variable

Si l’on regarde de près, le statut juridique de Peter Pan est complètement éclaté, en fonction des lois applicables. Dans la plupart des pays du monde applicant la règle « vie de l’auteur plus 70 ans », Peter Pan est bien dans le domaine public et l’oeuvre peut être utilisée sans autorisation, ni redevance. En Angleterre, Peter Pan est formellent dans le domaine public, mais il faut tenir compte du privilège spécial de l’hôpital et obtenir auprès de lui une licence payante, chaque fois que l’on souhaite exploiter l’oeuvre.

Pour corser encore un peu les choses, il est des pays où Peter Pan n’est toujours pas tombé dans le domaine public. L’hôpital peut y faire valoir directement le droit d’auteur qui lui avait été conféré en 1929 par J.M. Barrie.  En Espagne par exemple, Peter Pan est protégé jusqu’en 2017, à cause de la manière particulière dont ce pays a transposé la directive européenne sur l’extension de la durée des droits. Aux Etats-Unis, les droits sur la pièce (mais non ceux sur le roman !) vont durer jusqu’en 2023. L’oeuvre tombe en effet sous le coup de la loi « Mickey Mouse », qui a prolongé à 95 ans la durée du copyright sur les oeuvres dont les droits appartiennent à une personne morale.

Moralité : si vous souhaitez créer une nouvelle oeuvre en vous inspirant de l’univers de Peter Pan et l’exploiter (notamment sur Internet, qui ignore les frontières), sortez vos cartes géographiques, vos codes de propriété intellectuelle, vos dictionnaires multilingues et n’oubliez un tube d’aspirine !

On trouve une trace de ces complexités juridiques sur la notice de la version du roman (pas de la pièce…) Peter Pan qui a été numérisé par le Projet Gutenberg :

This edition of Peter Pan has been created in the United States of America from a comparison of various editions determined by age to be in the Public Domain in the United States. There are questions concerning the copyright status in other countries, particularly in members or former members of the British Commonwealth. Anyone who can contribute information as to the copyrights status of earliest editions is encouraged to do so. For the present, this edition of Peter Pan is restricted to the United States, and is not to be for use or included in any storage or retrieval system in any country, other than the United States of America.

Résultat de ces incertitudes : l’accès à la version du Projet Gutenberg est théoriquement réservé aux Etat-Unis, alors que l’oeuvre est également dans le domaine public dans de nombreux pays…

Une exception juridique qui doit le rester

Autant le geste initial de Barrie me paraît digne d’éloges, autant je reste très dubitatif quant à cette loi anglaise qui lui a donné une portée éternelle. Certes un hôpital pour enfants a trouvé dans cette oeuvre une source de financements, mais cette belle cause justifiait-elle que l’on porte atteinte au domaine public ?

Celui-ci possède en effet une valeur économique propre et beaucoup plus large, dans la mesure où il favorise la création contemporaine en lui permettant de se nourrir librement des oeuvres du passé. On peut penser par exemple ce que l’on veut du récent Alice aux pays des merveilles de Tim Burton, mais Guillaume Champeau a bien montré dans un article de Numerama combien cette adaptation cinématographique avait entraîné une multiplication de nouvelles éditions en tous genres (dont cette jolie version eBook enrichie pour iPad).

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Qu’adviendra-t-il de l’effet de levier pour la créativité que peut jouer le domaine public si on le grève de nouveaux droits, à l’image de ce qu’a fait le législateur anglais ? Au-delà de l’opportunité économique de ces montages, on peut aller plus loin et se demander si de telles lois sont  juridiquement valables. Une loi peut-elle porter impunément atteinte au domaine public, dans la mesure où celui-ci permet l’exercice de certains droits fondamentaux comme la liberté d’expression, l’accès à la culture ou à l’éducation ?

La question s’est posée aux Etats-Unis, dans une célèbre affaire Eldred c. Ashcroft, dans laquelle avait été contestée au Congrès américain la capacité à étendre la durée de protection du copyright. Au terme d’une rude bataille judiciaire, la Cour suprême des Etats-Unis a finalenement accepté en 2003 la validité de l’extension de la durée des droits et une récente décision de justice américaine a confirmé qu’une loi pouvait extraire une oeuvre du domaine public pour la replacer sous copyright. Une nouvelle prolongation de 20 ans de la durée du copyright serait d’ailleurs à l’étude aux Etats-Unis…

De manière plus inquiétante, un récent rapport de l’OMPI sur le domaine public recommandait d’explorer la piste d’un « domaine public payant », pour instaurer une sorte de taxe en cas de réutilisation à des fins commerciales des oeuvres du domaine public destinée à financer la conservation des oeuvres par les institutions culturelles (voir p. 39 et s. ainsi que p. 70). J’avais déjà eu l’occasion de réagir au mois de février à l’idée émise par le rapport Zelnik de mettre en place une redevance de cette sorte pour financer la création.

En ces périodes de disette budgétaire, il va effectivement devenir très tentant de chercher à transformer le domaine public en « vache à lait » pour créer des ressources. Cette tactique  permettra peut-être de lever quelques deniers à court terme, mais ce sera au détriment des retombées  que le domaine public permet de générer indirectement et qui ne peuvent exister que si l’on préserve sa nature de bien commun.

Espérons donc que les législateurs dans le monde ne soient pas affectés par ce « syndrome de Peter Pan » d’un nouveau genre qui a frappé le Parlement anglais et ne démolissent pas le domaine public en s’abritant derrière de fausses bonnes raisons.

On frémit déjà en pensant à ce qui se passera lorsque Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter ou Twillight seront sur le point de tomber dans le domaine public !

Billet initialement publié sur :: S.I.Lex :: sous le titre “La tortueuse destinée juridique de Peter Pan

Image CC Flickr olivcris et I like

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