OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Tremblez, ‘gourous’ du web: les vrais experts arrivent! http://owni.fr/2010/12/04/tremblez-gourous-du-web-les-vrais-experts-arrivent/ http://owni.fr/2010/12/04/tremblez-gourous-du-web-les-vrais-experts-arrivent/#comments Sat, 04 Dec 2010 13:44:26 +0000 Alexis MONS http://owni.fr/?p=37931 Dans le cadre des rendez-vous Regards sur le Numérique, Alexis Mons a eu l’occasion de rencontrer Andrew Keen. L’occasion pour lui de revenir sur les points essentiels du débat engagé à cette occasion.

Où sont les évidences? Où sont les causes?

Andrew Keen est une sorte de contre-gourou. Face aux évangélistes de tout poil qui nous vendent de la pensée magique par kilo, il est un des représentants de ces gens qui viennent un peu casser les rêves. Exemple type, avec la sentence ainsi prononcée mardi soir :

[There is] no evidence that social media has cured anything.

Saint-Thomas était parmi-nous, mais comme je l’ai dit sur Twitter : il a raison. J’aurai même ajouté que c’est une évidence car, le Social Media n’étant qu’un moyen, ce sont les gens qui résolvent les choses, pas l’outil dont il se servent. Relisez Tribes, de Seth Godin, ou cet excellent billet sur la question de savoir si la technologie peut éradiquer la pauvreté. Bien vu, Hubert Guillaud : la technologie n’est pas le progrès !

Mardi soir, en écoutant Keen, je pensais à Jaron Lanier. D’abord parce que Lanier est plus ou moins le même genre de désenchanteur. J’avais adoré sa thèse du nouveau totalitarisme social. Il était en avance sur la nostalgie communiste. Ensuite parce que Geneviève Petit a posé une excellente question sur l’idée d’un caractère calviniste du Social Media qui renvoyait à mon goût à la culture de certains de pères fondateurs du net et du web, faisant écho à l’excellente sortie de Lanier sur l’impact du design originel du web dans le constat que l’on peut faire de ce qu’il est devenu aujourd’huiVous en aurez un aperçu sur RSLN, justement.

Mardi soir en écoutant Keen et en pensant à Lanier, j’ai surtout revisité mentalement le dernier chapitre de Smart Mobs de Rheingold, celui où il nous dit que la technologie ne produit que ce que nous décidons d’en faire. C’est fondamentalement le propos de Lanier, dans son dernier opus, et de son appel à se prendre en main pour s’extraire des contingences du design originel du web et de choisir d’en corriger les traits, si nous le décidons, dans une logique humaniste. Keen pointe, dans cette veine, la problématique de la vie privée, directement concernée par ce problème de design originel.

Comme Rheingold, Keen fait référence à Foucault et aux philosophes français de la fin du XXe siècle. C’était facile de jouer avec nous, français, l’autre soir. Et il est bon de rappeler à quel point ils sont considérés comme fondateur de la compréhension de ce que nous vivons… outre-atlantique.

Ça tombait bien, car la sociologie française était brillamment représentée par Patrice Flichy en ouverture de cette soirée. Cela me plait de voir un pont se créer entre nos penseurs historiques si bien mis en mouvements pour étayer le propos de Keen et un digne représentant de la recherche française.

Cela me plait d’autant que nous avons assisté sur la fin à une collision entre Keen et Patrice Flichy. Le second critiquant la pensée, certes brillante du premier, mais trop généraliste et théorique à son goût, pour faire la promotion du travail de fond de la recherche à aller enquêter dans le dur, sur le terrain, histoire de comprendre vraiment ce qui s’y passe. Keen a balayé tout ça d’un revers de main.

C’était vraiment très drôle en fait, car le sujet de la soirée portait sur la critique du culte de l’amateur, le fond de commerce de Keen. Voir ce dernier gentiment recadré par un représentant estampillé de la recherche était tout compte fait énorme, dans le contexte.

Et c’est là où je veux en venir. Cet épisode m’est apparu parfaitement révélateur d’un point de bascule caractéristique de l’instant présent, dont je veux parler ici : les gourous ne sont plus seuls à penser, les (vrais) chercheurs viennent la leur faire et ils ont du biscuit et du fond.

Gourous vs. real experts

Depuis que je fais ce métier, j’aime à fréquenter les bouillons de culture et ceux qui me connaissent m’ont souvent croisé à la FING ou à LIFT, connaissent mon goût pour la confrontation des idées en milieu hétérogène. C’est aussi pour ça que je suis chez OWNI.

Jusqu’à présent, il faut bien reconnaître que, dans ces environnements, on voyait assez peu de chercheurs et que les données et enquêtes que l’on avait à se mettre sous la dent étaient rarement le fruit de travaux de recherche dument estampillés. De fait, on s’est habitué à discuter sur des enquêtes d’opinion et autres études aux méthodologies douteuses, méthodologies qui n’intéressaient personne puisqu’il s’agissait de trouver des appuis à nos pensées magiques. C’était, et c’est aussi une sorte de jeu, auquel je goûte avec gourmandise pour ma part.

A l’arrivée de la démocratisation des médias, beaucoup de gens, dont moi, se sont rendu compte que l’on s’était fait un film et que ce qui se passait avec les gens n’avait rien à voir avec nos théories fumeuses. C’est de là que vient, notamment, mon goût immodéré pour l’observation des usages, pour la rencontre avec la réalité vraie, ras le goudron. Je ne peux que constater que c’est déjà compliqué de bien comprendre ce qui a déjà eu lieu.

Dans notre petit monde douillet des experts autoproclamés et sociologues du dimanche, nous sommes rodés aux pensées magiques, visions et autres constructions intellectuelles hors sol, à l’art de la synthèse.

C’était très chouette, mais tout ceci se termine. Keen a beau balayer la critique d’un revers de main, il n’est qu’un de plus sur la liste des gourous de tout poil à se faire recadrer par le monde de la recherche. Chers amis du cirque des ex-blogueurs et influenceurs stratégiques de tout poil, nous avons de la concurrence estampillée CNRS. On va souffrir. À ce titre, il faut aller lire les commentaires du billet sur le dernier livre de Dominique Cardon pour juger de ce qui attend les historiques du débat. Le comble étant que Dominique est pourtant un vrai chercheur. Un des rares participant historique au jeu. Ça doit être ça, le truc.

À titre personnel, je range donc volontiers ma gloriole, et je veux faire amende honorable aux chercheurs. J’aurai même aimé qu’ils débarquent plus tôt.

Descendre du nuage et aller sur zone

Keen a tortOn a besoin d’aller voir sur zone. On a un aperçu de notre méprise dans l’étude récente des vieux routiers bretons des usages qui composent Marsouin. C’est une des raisons qui me font conserver quelques heures de cours en fac, pour vérifier sur pièce combien les prophètes de la génération Y sont en décalage, par exemple.

Comme au début des années 2000, quand nous avons pris dans la gueule la faillite de nos théories à la con, il faut se méfier des idées simples et flatteuses, pour aller juger de la réalité. Celle-ci, de ce que je peux juger, n’en est pas moins prometteuse de ce que l’homme est capable de faire avec le digital. La vérité c’est qu’il faut partir de l’homme d’abord, de ce qui l’anime et du sens qu’il met à faire certaines choses en mobilisant, en fin de compte, certains outils.

Hier soir, avec les gens de Microsoft, je parlais de la foultitude de détournement des Kinects. Une magnifique nouvelle pour ce produit d’être déjà détourné, de servir à quantité d’autres choses que ce pourquoi il a été conçu, de ne plus appartenir à ses pères, qui vont bien en profiter, en situation de perte de contrôle…

Il faut accepter de lâcher des potentialités dans la nature et revenir à un peu d’humilité et de pragmatisme. Il faut travailler avec les gens, pas essayer de faire des plans sur la comète et en fin de compte essayer de les manipuler. Ils n’en font qu’à leur tête. Allez lire les désillusions de MyMajorCompany et vous comprendrez ce dont je parle. Et vive l’opendata au passage.

Mardi soir, j’ai compris quelque chose. Keen et consorts ne nous parlent pas de l’avenir. Ils fabriquent une photographie du modèle tel qu’ils le conçoivent maintenant. L’avenir n’est pas ce qu’ils en disent, car ils raisonnent comme si le Social Media avait atteint un état figé et était réductible aux grandes plateformes comme Facebook.

Comme l’a fait remarquer quelqu’un, c’est le même type de point de vue qu’au début de la télévision, quand il y avait 3 chaines et qu’on en faisait le procès définitif. Aujourd’hui, il y en a des tonnes et l’usage en est totalement différent.

Ceci ne veux pas dire que, comme le design originel du net a influencé la situation présente du net et du web, le poids de ce qu’est et de ce que pense un Marc Zuckerberg n’aura pas d’incidence. Mais bien malin, dans un environnement aussi instable et avec tant de possibilité de hacking et de constitution de mouvements militants et agissants, de savoir ce qui va se passer. Par contre, pour avoir un écho favorable à ce que dit Jaron Lanier, et avant lui Rheingold, on peut sérieusement reposer la question de savoir quel futur nous choisissons et comment ?

Il est heureux que la recherche soit enfin là pour nous donner de la matière de qualité pour y répondre. Bienvenue. Je suis impatient d’interagir avec vous.

Vivement le prochain débat RSLN. Ce serait bien d’y inviter Danah Boyd, elle a l’avantage d’être des deux côtés.

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Billet initialement publié sur le blog d’Alexis Mons.

Crédits Photo CC Flickr : Laughing Squid, Meet The Media Guru.

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Les va-t-en-cyberguerre débarquent http://owni.fr/2010/10/06/les-va-t-en-cyberguerre-debarquent/ http://owni.fr/2010/10/06/les-va-t-en-cyberguerre-debarquent/#comments Wed, 06 Oct 2010 14:15:28 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=30626 “Le ministre de la guerre a donné sa démission, la guerre est supprimée”. La phrase est de Jules Renard mais elle pourrait tout aussi bien être la conclusion du point presse brumeux d’un gouvernement occidental. Nous sommes en 2010, et la notion de belligérant n’a plus grand chose à voir avec les préceptes millénaires de Sun Tzu. L’armée américaine s’est officiellement retirée d’Irak, mais elle s’est officieusement embourbée en Afghanistan. Le Pentagone a taillé des croupières aux entreprises d’armement en rabotant certains programmes, et les généraux 5-étoiles se sont fait la guerre autour du vocable contre-insurrectionnel. On a donné toutes sortes de noms aux conflits, singuliers ou pluriels, asymétriques, irréguliers, hybrides. Robert Gates, le secrétaire à la Défense, un maverick rescapé de l’administration Bush, a dépecé le mythe de Top Gun en sacrifiant le chasseur F22, cette rune avionique symbole de puissance dans la culture populaire. Il a aussi suivi les directives de Barack Obama en paraphant l’accord pour un envoi de 30 000 soldats supplémentaires dans les faubourgs de Kaboul et les montagnes de Kandahar. On appelle ça les paradoxes de la guerre.

Nous sommes en 2010, et l’économie américaine reste liée jusque dans l’intimité à son complexe militaro-industrialo-congressionnel, qui fortifie tout à la fois son maillage économique local et son rayonnement international. Après avoir prôné depuis trois ans un retour à la raison autour des besoins immédiats de l’armée, le Pentagone a voté pour l’année fiscale 2011 le budget de la Défense le plus élevé depuis 1945, au-delà du seuil symbolique des 700 milliards de dollars. Après avoir fait l’aggiornamento de leur doctrine, momentanément débarrassée du concept de guerre traditionnelle, les États-Unis devaient se réunir autour d’un nouveau mot d’ordre: la cybersécurité. Un commandement dédié, le Cyber Command, est sur le point d’être opérationnel, et les hiérarques de l’administration se chargent d’assurer le service après-vente de cette menace flambant neuve, matérialisée après dix bonnes années de manœuvres en sous-main. William J. Lynn III, le second de Gates, s’est répandu dans la presse pour expliquer la nécessité de “défendre un nouveau domaine”, particulièrement dangereux.

La cyberguerre est la nouvelle norme

Certains poids lourds de la Défense, comme Raytheon, Lockheed Martin ou Northtrop Grumman, spécialisés dans l’aviation de pointe, les missiles ou les radars de haute technologie, ont senti cette évolution structurelle et développent des stratégies dédiées pour attirer à eux de nouveaux contrats particulièrement lucratifs dans le domaine de la sécurité des systèmes. Aujourd’hui, selon Jane’s, la très sérieuse lettre d’information militaire, l’aviation concentrerait environ 800 programmes répartis en 120 contrats, pour une somme engagée de 1000 milliards de dollars. Sans atteindre les mêmes proportions (elle ne représente “que” 102 milliards de dollars), la cyberguerre agrège plus de 1200 projets et 100 contrats. Parmi les entreprises sollicitées, on ne retrouve aucune entreprise dédiée, mais tous les grands noms. Après avoir vendu du matériel pendant des décennies, les entreprises de Défense adossées au Département de la Défense vendent désormais du service et du conseil.

A cela, rien de très étonnant. Plus qu’aucune autre forme de conflit, la cyberguerre formule une équation basée sur l’expertise, et non sur la capacité industrielle à usiner des milliers de pièces. Avec l’irruption de cette composante, certains politiques n’hésitent plus à placer leur mise sur le tapis de jeu. Ainsi, Mike McConnell, l’ancien directeur du renseignement de George W. Bush, expliquait dans une tribune pour le Washington Post “comment gagner la cyberguerre que nous sommes en train de perdre”. Six semaines plus tard, le Pentagone allouait un juteux contrat de 34 millions de dollars au géant du consulting en sécurité Booz Allen Hamilton, pour répondre à cette carence. Qui est le P-DG de Booz Allen Hamilton? Mike McConnell.

Ron Schwenn, assistant director des acquisitions au Government Accountability Office (GAO, la Cour des Comptes américaine), passe l’année à compulser des rapports sans marge et à éplucher des cahiers des charges fantaisistes, où le dépassement de frais devient la norme. S’il se drape d’ordinaire dans les atours du discours officiel pour ne pas froisser sa hiérarchie, il nous exprime au téléphone sa méfiance envers ce glissement stratégique:

Nous sommes indépendants, mais notre rôle est purement consultatif. Avec le durcissement budgétaire imposé par Gates, on aurait pu penser que le Département de la Défense allait enfin suivre nos recommandations, mais il n’en est rien. Quand ils ont réalisé qu’ils ne pourraient pas sauver certains programmes, obsolètes ou trop coûteux, ils ont décidé de réinjecter des fonds dans des projets aux alias futuristes, avec pour mot d’ordre la prévention contre les cyberattaques. Non seulement le DoD fait preuve d’une mansuétude surprenante dans ce domaine, mais c’est une main tendue à toutes les entreprises frappées par la politique de rigueur.

La cyberguerre permet de vendre la guerre en temps de paix

Dans l’âge post-nucléaire, où la polarité n’est plus aussi simple qu’un commutateur guerre/paix, la cyberguerre en tant que nouvelle menace répond paradoxalement à un besoin d’apaisement: c’est une réponse au débat tendu sur la contre-insurrection, aux attaques de drones, aux dommages collatéraux que celles-ci entraînent, aux errements opérationnels, aux tensions entre Barack Obama et le général Stanley McChrystal, l’ex-commandant de la coalition en Afghanistan, congédié par le président après une interview un peu trop libérée dans Rolling Stone.

Si le principe séculaire de dissuasion et la capacité de projection restent les deux mamelles de la pensée militaire américaine (le Quadriennal Defense Review, qui fixe tous les quatre ans la stratégie à moyen terme de l’armée, a reconduit cette double idée), l’impopularité des conflits irakien et afghan au sein de l’opinion publique pousse législateurs, chefs d’état-major et capitaines d’industrie à agiter le chiffon rouge d’une menace encore volatile. Des spots de publicité commencent à débarquer sur CNN aux heures de grande écoute, tout comme dans la presse. Dans The Atlantic du mois d’août, on pouvait voir cette réclame pour Lockheed Martin, sur fond de moniteurs et d’uniformes kakis: “Lorsqu’il s’agit de se défendre contre les cyberattaques et d’assurer la résistance, il y a un mot important, COMMENT”. Pour une entreprise de cette taille, frappée au cœur par la réorganisation des programmes, ne nous leurrons pas, il s’agit d’un formidable relais de croissance

Au-delà du poids qu’est en train de prendre l’”industrie” de la cyberguerre dans l’économie de la Défense, c’est la gigantesque opération de marketing élaborée pour la promouvoir qui attire l’attention. Fin septembre, le Département de la Sécurité Intérieure a organisé pendant quatre jours un “cyber-blitz”, afin de tester les capacités de résistance des systèmes informatiques de l’Etat à une attaque-éclair. Mais contrairement aux annonces, ce n’est pas la première fois que l’administration joue à se faire peur. En février, le Bipartisan Policy Center, un think tank bipartisan (comme son nom l’indique) avait mis en place le Cyber Shockwave, autre exercice au nom ronflant qui montrait les “failles des Etats-Unis”.

Aux manettes de ce Risk numérique, on ne retrouvait que d’anciens cadres de l’administration, liés au renseignement ou à la sécurité nationale. Ce n’est pas non plus un hasard si parmi tous les théoriciens de la cyberguerre, on retrouve bon nombre d’anciens de la RAND Corporation, cet aïeul caritatif des think tanks qui existait 16 ans avant que Dwight Eisenhower ne verbalise la notion de complexe militaro-industriel. Parmi eux, on peut citer John Arquilla, le chantre de la cyberguerre offensive, qui redéfinit sans détours la notion de risque: “CYBERWAR IS COMING!”, écrivait-il l’année dernière dans un rapport de l’organisation (PDF), lettres capitales et point d’exclamation compris.

La cyberguerre est une guerre sans soldats

“La crainte de la guerre est pire que la guerre elle-même”, écrivait le stoïcien Sénèque. Avec l’avènement de la cyberguerre (qui existe dès lors qu’on l’énonce), les experts se sont substitués aux universitaires, ce qui a largement contribué à téléporter le discours général aux frontières de la peur panique. Les littérateurs du genre n’hésitent pas à manipuler les représentations les plus grossières pour servir leur rhétorique ou monnayer leurs compétences. Sur la couverture de Cyberwar, l’ouvrage “de référence” de Richard Clarke, vieux routier du renseignement, on peut admirer une souris d’ordinateur au motif camouflage. L’image est un tantinet racoleuse, le propos aussi, mais il permet à son auteur de remonter en première page de Google quand vous tapez “cyberwar”.

Si la cyberguerre est une bataille d’experts, son application physique est inversement proportionnelle au bruit qu’elle génère. Loin des clivages politiques ou d’un schéma tracé sur un paperboard, cela tient à quatre raisons toute simples, inhérentes à l’arme informatique:

  • - La frontière entre le test de sécurité et l’attaque à proprement parler reste floue. Dans ces conditions, il est facile de plaider l’accident et d’invoquer la bonne foi, comme si le soft power se durcissait le temps d’un petit ver.
  • - Au contraire d’une ogive nucléaire ou de la conception d’un missile air-sol, une arme informatique ne nécessite ni matériaux complexes, ni compétences rares.
  • - Les armes conventionnelles laissent des impacts de balles, mais les attaques informatiques sont presque impossibles à tracer.
  • - Les armes informatiques ne réclament aucune infrastructure particulière pour les développer. Sans usine, bon courage aux satellites chargés de débusquer les lieux de fabrication…

Sans application de terrain, l’existence de la cyberguerre est conditionnée par son relais médiatique. C’est pour cette raison que Barack Obama a nommé Howard Schmidt au poste de cybertsar (“cyberczar” en anglais) en janvier 2009. Étonnamment, on ne l’entend pas beaucoup ce spécialiste reconnu de la sécurité. Pourquoi? Peut-être parce qu’il a soutenu dans Wired que “la cyberguerre n’existe pas”.

La cyberguerre ne laisse pas de traces de bottes, mais elle marque les esprits

Si elle n’a pas vraiment plus en haut lieu, la saillie de Schmidt n’est en réalité que l’affirmation brutale de la réalité. Puisque n’importe qui peut prétendre avoir lancé une attaque, puisque n’importe qui peut prétendre en avoir stoppé une, qui pourra mettre le doigt sur un virus en temps réel, en identifiant les tenants et les aboutissants? Personne.

Dans cet écosystème de la pensée magique, on peut identifier deux manières de faire la guerre en se salissant seulement le bout des doigts contre la poussière d’un clavier: d’un côté, la cyberguerre “à la russe”, contre l’Estonie ou la Géorgie, afin d’entretenir sa zone d’influence traditionnelle et d’assurer le contrôle de son étranger proche; de l’autre, la cyberguerre “à l’américaine”, ouverte, totale, avec la Chine en point de mire pour une nouvelle bataille du Pacifique. La première est crédible, parce qu’elle obéit à une géopolitique cohérente. La seconde est un fantasme destiné à attraper les journalistes, parce qu’elle ressemble à la quatrième de couverture d’un best-seller de Tom Clancy: un peu de technologie, un peu de diplomatie, un peu d’espionnage. Pour le référencement, on appelle ça le nuage de mots-clés parfait.

Crédits: Illustrations de Loco (trescherloco [at] yahoo [point] fr)

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Comment lisons-nous les photographies ? http://owni.fr/2010/02/26/comment-lisons-nous-les-photographies/ http://owni.fr/2010/02/26/comment-lisons-nous-les-photographies/#comments Fri, 26 Feb 2010 17:30:23 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=9103 IMG_8376

Le magazine Le Chasseur d’images propose une rubrique régulière de critique des photos envoyées par les lecteurs, intitulée “L’Album des lecteurs”. Le journal ajoute quelques indications techniques, notamment l’appareil utilisé. Entretenu sur la durée, un tel échantillon constitue un corpus précieux pour étudier l’évolution de la pratique des “amateurs experts”.

Mais les appréciations rédigées par la rédaction peuvent elles aussi apporter d’utiles enseignements. Composée d’une quinzaine de photographies qui sont autant de “cas”, la sélection publiée suscite logiquement un commentaire élogieux. Mais celui-ci est systématiquement balancé par une critique, dont l’expression est justifiée par le caractère pédagogique de la rubrique. Le rédacteur, photographe professionnel, gratifie l’amateur – et les lecteurs du journal – d’une leçon d’autant plus efficace qu’elle s’effectue par l’exemple.

Dans le numéro de mars 2010, nous pouvons ainsi découvrir le commentaire suivant d’une photographie envoyée par Patrick Barbazan: «Certes, ces trois dos tournés et leurs tresses blondes ne manquent pas d’intérêt. Mais comme votre courrier ne donne aucune explication sur la photo, on se demande ce que vous voulez montrer. Avec cette profondeur de champ, vous accréditez l’idée que les enfants sont en admiration devant le monument. Si vous vouliez donner l’impression d’une bouderie à l’égard du photographe, il fallait que seuls les enfants soient nets» (p. 163).

Patrick Barbazan n’a pas joué le jeu. Sa photographie, réalisée au Nikon Coolpix 4300, ne porte aucune précision de titre qui permettrait à l’observateur de situer une circonstance, et donc de préciser la signification de l’image. Réduit au jeu des devinettes, Guy-Michel Cogné suggère une interprétation de l’image comme mise en scène d’une “bouderie à l’égard du photographe”, qui le conduit à critiquer une profondeur de champ trop importante.

J’aime bien cette image, sa composition comme son caractère énigmatique. Face à cette photographie, je ne peux m’empêcher de me livrer à mon tour une tentative de décodage. L’absence de titre comme l’appareil utilisé m’aiguillent vers une prise de vue familiale qui a dévié, plutôt que vers une mise en scène soigneusement préparée. J’imagine l’occasion d’une photographie de groupe, modifiée de façon impromptue lorsque l’auteur remarque que les fillettes portent toutes trois une coiffure similaire. Il s’agirait alors d’un “portrait avec tresses”, dont la spontanéité relative est compatible avec la profondeur de champ ordinaire d’un compact à petit capteur.

Peu importe que cette interprétation soit ou non la bonne. Dans la plupart des cas de photographie familiale, il n’y a pas “une” signification définitivement stabilisée, mais plutôt une ouverture à des lectures diverses, construites a posteriori à partir des contextes d’usage des images. Ce qui est important, c’est que j’ai besoin d’une option de lecture: je ne peux pas apprécier cette photographie indépendamment de l’interprétation qui lui donne sens, et qui revient en dernière instance à identifier l’intention de l’auteur.

Se proposant d’établir la définition sociale de la photographie, Pierre Bourdieu avait lui aussi collecté une série de réactions interprétatives (malheureusement déconnectées des images sources) auprès de ses témoins: «Une mèche de cheveux, une chevelure, elle est jolie, celle-là aussi; elle est loupée, c’est fait exprès; il a joué sur les défauts pour ne laisser voir que les cheveux. Un tour de force, ça! C’est un artiste qui a fait ça?» «Une chose qui manque, c’est d’avoir fait de la photo. On ne peut pas savoir ce qui est loupé» (Un art moyen, Minuit, 1965, p. 131).

Selon Bourdieu, en cherchant ce que la photographie devait signifier, ces commentaires manifestent un «goût barbare». «La lisibilité de l’image elle-même, explique-t-il, est fonction de la lisibilité de son intention (ou de sa fonction).» En observant que «l’attente du titre ou de légende qui déclare l’intention signifiante» est le seul critère permettant «de juger si la réalisation est conforme à l’ambition explicite», le sociologue porte un regard sévère sur cette esthétique populaire, incapable de s’élever vers une perception non strictement fonctionnelle.

En réalité, notre appréciation d’une œuvre d’art n’est pas moins tributaire de la connaissance des intentions de l’auteur. La principale différence est que le contexte indiqué par les conditions d’exposition diminue largement l’incertitude sur ce caractère. Ce que trahit le retour insistant de la question de l’intention dans l’interprétation photographique n’est pas le caractère conventionnel de la prise de vue, mais au contraire une ouverture trop importante du spectre des possibles – non pas un signifié rabattu de force sur le signifiant, mais au contraire un caractère flottant de la signification.

Que nous montrent ces trois paires de tresses? Des enfants absorbées dans l’observation d’une vieille batisse – photo de reportage? La “bouderie à l’égard du photographe” – mise en scène volontaire? Un portrait à l’envers de trois coiffures semblables – impromptu formaliste? Ou encore aucune de ces trois lectures? En l’absence de légende, il est impossible de trancher, et il n’est même pas certain qu’une intention univoque ait préexisté à la lecture de l’image.

Contrairement au message linguistique, élaboré afin de réduire l’ambiguïté de la communication, l’image ne relève pas d’un système de codes normalisés qu’il suffirait d’appliquer pour en déduire le sens. Comme celle d’une situation naturelle, sa signification est toute entière construite par l’exercice de lecture, en fonction des informations de contexte disponibles et des relations entre eux des divers éléments interprétables.

Un aspect révélateur de la nature du signe linguistique est sa traductibilité. C’est parce qu’il repose sur un ensemble de codes externes – alphabet, vocabulaire, grammaire – qu’un message peut être traduit d’une langue à l’autre. La lisibilité d’une image s’appuie au contraire sur l’universalité de la perception visuelle – et simultanément sur le capital culturel individuel de l’observateur. Ce qui explique qu’il puisse y avoir plusieurs lectures d’une image, alors même que celle-ci ne peut faire l’objet d’une traduction au sens strict.

C’est parce l’image n’est pas un signe (au sens où celui-ci représente l’unité identifiable d’un système normalisé) qu’elle présente un degré élevé d’ambiguïté – ce que nous appelons souvent “polysémie” de l’image. Réduire cette ambiguïté est la condition de la reconnaissance d’une signification. En l’absence d’un titre ou d’une légende suffisamment explicite, l’identification de l’intention de l’auteur fournit apparemment la clé la plus efficace de ce processus.

» Article initialement publié sur Culture Visuelle

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