Duprat, l’histoire de l’extrême-droite que les médias ne racontent pas
Théoricien de l'extrême droite depuis la création du FN, François Duprat reste un inconnu du grand public. Diffusé par Le Monde.fr, un webdoc met en lumière cette histoire que les grands médias ont décidé de passer sous silence.
C’est un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. Que ceux qui n’étaient pas nés dans les années 60-70, qui n’ont pas vécu l’onde de choc de l’après-mai 68 ne comprendront sans doute pas ou regarderont d’un œil narquois. Un temps de passion politique extrême où étudiants et lycéens se divisaient en deux camps : fafs contre bolchos, nationalistes et néo-fascistes contre trotskystes et maos, Fac d’Assas contre Sorbonne et Nanterre. Où hordes rouges et noires s’affrontaient, casquées, à coup de barres de fer pour rejouer la révolution russe, la guerre d’Espagne, celle du Vietnam…ou carrément le Front de l’Est. Un temps où l’Internet n’existait pas, où les jeunes n’avaient pas la télé, où la politique se vivait avec les tripes et l’intellect, où l’information et la propagande passaient par la presse, les affiches et les tracts, où le théâtre-monde se résumait au quartier latin. L’Orient était Rouge contre « O, O, Occident ! »…
Je n’ai pas connu directement cette époque sépia où les choses étaient si simples : les bons contre les méchants. Mais trop jeune pour avoir participé à ces batailles homériques (et forcément mythifiées) que nous contait nos aînés, membres de la famille ou dirigeants politiques des organisations gauchistes de l’époque, je l’ai vécu par procuration. J’ai voulu, comme tant d’autres, revivre et prolonger la geste politique des « années de rêve », ces histoires de manifs et de baston que l’on se transmettait de génération estudiantine en génération: étudiant au mitan des années 80, je me suis engagé radicalement contre la montée de l’extrême-droite…forcément à l’extrême-gauche. Là où il y avait du service d’ordre et du sport. Et j’ai moi aussi rejoué cette gué-guerre si dérisoire et pourtant incontournable quand on vivait l’engagement avec son temps : gauchos contre fachos, JCR contre rats noirs du GUD, courses poursuites, descentes musclées des Fafs à Tolbiac, embuscade à Jussieu et contre-descente à Assas, jeu de cache-cache avec les flics, casques et battes de baseball1. Les manifs anti-Devaquet de 1986. La violence comme seul langage bête et primal alors que paradoxalement on verbalisait tant la politique au café-clope. Mais on ne dialogue pas avec un fasciste : en général il cogne le premier et dans nos petites têtes il fallait bien gagner la bataille de la rue au cri de « F comme Fasciste, N comme Nazi », si on ne voulait pas la perdre dans les urnes.
Duprat : l’éminence grise des fachos nouveaux
: A l’époque la bête immonde était la bête qui monte qui monte…et pour la première fois depuis « Radio-Paris ment Radio-Paris est allemand », elle s’adressait à la France entière pour cracher sa F-haine de l’autre. Le borgne avait mis un beau costume pour passer à la télé, troqué son bandeau de parachutiste tortionnaire contre un Å“il de verre et un costume-cravate bleu horizon. Sa bouche tordue crachait ces mots
Il y a 1 million de chômeurs c’est 1 million d’immigrés de trop.
La Shoa ? « Un point de détail de l’histoire ». 6 millions de juifs assassinés ? « C’est un sujet sur lequel les historiens ne sont pas d’accord », etc…Si je vous raconte tout cela, c’est que ces mots écœurants mais très calculés avaient été mis dans la bouche de Le Pen par un homme de l’ombre : François Duprat. Le Mephisto-Phélès oublié qui présida à la création du Front National, « l’homme qui réinventa l’extrême-droite » en fédérant, sous une flamme tricolore bien plus présentable que la croix celtique, toutes les phalanges de l’ordre noir : nostalgiques du Maréchal Pétain et néo-facistes, anti-communistes viscéraux, nationalistes-révolutionnaires païens, catholiques intégristes, barbouzards et monarchistes de l’Action Française…ces sept familles de l’extrême-droite que tout séparait.
La légende noire de Duprat, mort le 18 mars 1978 dans un mystérieux attentat à la voiture piégé, ressurgit aujourd’hui par la grâce d’un formidable web-documentaire signé par l’historien Nicolas Lebourg et le réalisateur Joseph Beauregard et coproduit par Le Monde.fr, l’INA et 1+1 Production: François Duprat, une histoire de l’extrême-droite française.
Marine Le Pen : irrésistible icône télégénique
Ce n’est pas un hasard si ce documentaire, initialement tourné pour la télévision, a été refusé par toutes les télés. Ses auteurs ont du le réécrire au format webdocumentaire pour lui donner une audience via Lemonde.fr qui a eu l’intelligence de le mettre en ligne sans hésiter. Car cette enquête va là où les autres médias ne vont plus : derrière la lucarne aveugle du petit écran, aux racines du mal.
Tout le contraire de France 2 qui a diffusé lundi 9 mai un portrait très people et superficiel de Marine Le Pen dans Complément d’enquête. Où il était question de l’enfance de la blonde, de son amour filial pour papa, du traumatisme de l’attentat qui a visé le domicile familial, du départ de maman la vilaine qui a posé nue dans Playboy, du flambeau qu’elle a repris blablabla…La télé ne résiste pas à la fille Le Pen, une locomotive à audience, créditée de plus de 20 % des voix et que certains sondeurs voient déjà au second tour des présidentielles dans un « 21 avril à l’envers ». Pas plus qu’elle n’a résisté à son père. Au risque de l’institutionnaliser définitivement et de l’aider dans son entreprise de Lepénisation des esprits. Son discours n’est-il pas plus raisonnable ? Ne trouve-t-il pas écho aujourd’hui dans celui de la droite dite républicaine ? Ses thématiques favorites, l’immigration et la sécurité, ne sont-ils pas aujourd’hui « des sujets de société » qui seront au centre de la campagne électorale ? Des interrogations certes contrebalancées par un reportage en caméra cachée qui montre le vrai visage du FN, celui de toujours : racisme, anti-sémitisme, tentation d’un régime fort et fasciste. Mais qui reste en surface…comme toujours à la télé.
D’où vient le FN ? d’où vient l’entreprise Le Pen Père & fille ? Quel est le projet secret de leur parti depuis sa création en 1972 ? Qui était François Duprat et quel rôle politique, intellectuel et financier occulte a-t-il joué dans l’ombre du « Chef » ? Pour comprendre l’ambition actuelle de Marine Le Pen – et mieux la combattre – il faut donc savoir qui était ce Duprat mort il y a plus de trente ans, démêler le vrai du faux, la légende de la réalité. C’est à cette tâche que se sont attelés Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard. En remontant le temps, en s’aventurant derrière les apparences, par delà l’histoire officielle, dans ces zones d’ombres délaissées des projecteurs de l’actualité…
Ou comment un jeune homme, né en 1940 dans une famille « viscéralement de gauche », tombe du côté obscur de la force. Frappé d’une illumination fasciste, ces mots de Maurice Bardèche :
Il faut être intellectuel et violent.
Il s’engage du côté des proscrits du Paris de la fin des années 50 : ex-collabos, anciens miliciens, vieilles canailles anti-sémites et jeunes néo-fascistes, militants de l’Algérie française et soldats perdus des guerres coloniales, tous ralliés sous la bannière terroriste et anti-communiste de l’OAS.
Un parcours de Jeune Nation au FN en passant par Occident
On suit François Duprat de Jeune Nation à Occident dans les années 60, d’Ordre Nouveau à la création du Front National dans les années 70. Le dispositif original du Webdoc épouse la personnalité double et trouble de Duprat : l’histoire officielle et l’homme de l’ombre, que l’on visionne en parallèle en faisant tourner les facettes d’un cube-écran. En appui (indispensable pour les profanes), une belle frise chronologique interactive très didactique. Duprat jeune nationaliste exalté ? Agent des renseignements généraux dès l’origine, retourné par la police en échange de sa libération après sa participation au complot pro-OAS de Jeune Nation répond le miroir occulte. Une année de baroud au Congo aux côtés des mercenaires de Mobutu ? Grillé à Paris, Duprat est venu « se faire oublier » et produit du mythe « afin que plus personne ne puisse démêler le vrai du faux du faux du vrai ».
Camarade des Madelin, Longuet, Devedjian , Novelli et Robert sous la bannière d’Occident? C’est lui qui a balancé leurs noms aux flics après une descente à la Fac de Rouen en 1967 qui laissera sur le carreau un jeune gauchiste, fils de commissaire, le crâne fracturé à coups de clé à molette. L’anti-sionisme pro-palestinien ? Un vrai anti-sémitisme structurel qui en fait le principal agent du révisionnisme, le porte-voix des négationnistes.
La création d’Ordre Nouveau ? Une machine à recycler les fascistes précités dans les rangs de la droite « républicaine », pendant que les jeunes nervis du mouvement servaient de milice auxiliaire à la police pour lutter contre les gauchistes (qui eux attaquèrent par centaines un meeting fasciste à la Mutualité en mai 1973, menant à la dissolution symétrique d’Ordre de Nouveau et de la Ligue Communiste). L’argent du mouvement ? Il vient de l’internationale des dictateurs fascistes sous l’œil bienveillant de la CIA. Sa mort violente dans l’explosion de sa voiture ? On a parlé du Mossad…mais Duprat entretenait des liens étroits avec la CIA et « les services » français (à une époque où le ministre giscardien Robert Boulin « se suicidait » en se noyant dans 10 cm d’eau). Le mystère demeure entier, le secret bien gardé: les auteurs du documentaire se sont vu refuser l’accès à certaines archives du ministère de l’Intérieur plus de trente ans après les évènements comme le raconte l’excellent blog Droites Extrêmes du Monde.fr.
Pour en savoir plus sur Ordre Nouveau et ces années de plomb made in France, ce petit doc vidéo Youtube est fort instructif:
La stratégie de Marine Le Pen, fruit des théories de François Duprat
Comme antidote à cette engeance fasciste je vous recommande « Mourir à trente ans », le très beau film de Romain Goupil tourné de l’autre côté de la barricade. Ici l’attaque du meeting d’Ordre Nouveau par des centaines de jeunes de la Ligue Communiste qui se heurtent aux CRS… impressionnant:
Le Pen dit lui-même de Duprat avec un sourire en coin : « c’était un personnage sulfureux ». Mais il vient saluer la mémoire du « martyr » chaque 18 mars sur sa tombe avec la vieille garde des nationalistes-révolutionnaires, qui, eux, saluent le bras tendu. Loin, bien loin de l’image respectable que tente de donner sa fille au mouvement pour tenter de conquérir le pouvoir « à l’italienne »… Le parti fasciste italien MSI, créé par des fidèles de Mussolini s’est rebaptisé Alliance Nationale dans les années 80. Il est arrivé dans les allées du pouvoir sous ce déguisement avec la clique de Berlusconi. Mettre en veilleuse les bras tendus et les cranes rasés, montrer un visage bleu-blanc-rouge plus respectable que la croix celtique sur fond noir, contaminer la droite sur le terrain des idées, la forcer à aller sur les mêmes thèmes racistes et sécuritaires, puis à nouer des alliances électorales pour gagner et gouverner ensemble…
C’est tout la stratégie de Marine Le Pen. C’était tout le projet théorisé par le marionnettiste François Duprat qui a mis ses mots et ses idées extrémistes dans le discours du Front National et dans la tête de millions de français.
Mais pour découvrir cette histoire occulte de l’extrême-droite française et voir ressurgir l’ombre de Duprat sur l’actualité politique d’aujourd’hui, il ne faut pas compter sur la télé. Heureusement, Internet ouvre aujourd’hui de nouvelles fenêtres sur cet envers de l’actualité, cette histoire underground qui fait l’Histoire et que les grands médias ignorent aveuglement. Au nom du « temps de cerveau disponible » et d’une supposée loi de l’offre et de la demande qui dicte aujourd’hui son stupide tempo marketing et publicitaire à l’information. Heureusement, il y a ce nouveau format, formidable, qu’est le web-documentaire qui permet de s’affranchir des storytellers et de toucher un public envers et contre la machine Audimat à décérébrer. Merci à Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard pour leur travail salutaire qui devrait bientôt trouver un prolongement sous la forme d’une biographie du fasciste Duprat à paraître aux Editions Denoël.
Article publié initialement sur le blog Mon écran radar, sous le titre : “François Duprat, une histoire de l’extrême-droite”: ce webdoc qui va là où la télé ne va pas.
Photo FlickR CC : L’imaGiraphe ; Cyrus Farivar ; staffpresi_esj ; Pierre-Marie Le Diberder (licence GNU).
- Pour aller plus loin et mieux comprendre l’histoire et le climat politique des années 60-70, vu côté “bolcho”, je vous recommande la lecture de l’excellent “Génération”d’Hervé Hamon et Patrick Rotman (2 tomes) [↩]
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