Où est la limite entre street art et profanation?

Le 22 juin 2011

Barbouillée de figures pop, un monument aux morts bulgare de la Seconde Guerre mondiale pose la question de la frontière entre réappropriation artistique de la ville et insulte à la mémoire.

Le street-art a-t-il une éthique ? Les street-artistes doivent-ils s’imposer des limites quant aux lieux qu’ils détournent ? La question est d’actualité : la semaine dernière, les soldats de bronze du monument à l’Armée Soviétique de Sofia (Bulgarie) se sont réveillés barbouillé. Un facétieux – et talentueux – street-artiste a ainsi profité de la nuit pour les repeindre en Superman, Captain America, Joker ou encore Ronald MacDonald et Santa Claus [plus de photos ici]… Pas très subtil sur le plan artistique, mais qu’importe.

Pour information, selon mon papa chéri (originaire du pays, si vous ne le saviez pas) :

L’inscription en bulgare se prononce “v krak s vréméto” et veut dire quelque chose comme “être au goût du jour”, ou “dans l’air du temps” (ou plus court : “allumé” ou “branché”).

De son côté, le DailyMail traduit ça par “Moving with the times”, le terme “krak” signifiant “pied”. Autre détail culturel, le monument est installé à l’entrée d’un vaste parc, en plein centre-ville de Sofia, à proximité de l’Université. Et son fronton est le terrain de jeu favori des jeunes skateurs occidentalisés… de quoi limiter la portée post-ironique du graffiti, près de 20 ans après la chute du régime soviétique de Todor Jivkov !

Passée cette parenthèse touristique, revenons à la problématique du jour : le street-art doit-il avoir des limites quant aux objets qu’il détourne ? Je m’interroge, au vu des premiers commentaires glanés sur facebook ou dans les médias occidentaux, qui semblent trouver l’oeuvre génialement sympathique. Certes, la création est relativement fun, reprenant les grands symboles colorés de la culture marchande américaine .

On peut aussi apprécier le regard de l’artiste, malgré le peu de subtilité dans le choix des personnages. Au choix, l’oeuvre offre deux niveaux de lecture : le premier, un peu bisounours, évoquera simplement la fin de la Guerre Froide et la substitution des références culturelles ; le second, plus cynique, soulignera que la libération par le capitalisme et l’ouverture des marchés provoque aujourd’hui les mêmes effets que la libération par l’Armée Soviétique en 1944 : une forme de pop-colonialisme qui ne dit pas son nom.

Mais toutes ces réflexions n’excusent pas le fond du problème : le graffiti est une PUTAIN DE PROFANATION d’un monument rendant hommage aux millions de soldats soviétiques morts, rappelons-le, pour avoir contribué à renverser le régime nazi. Ah, si les russkov n’étaient pas là

Je ne suis pas un fervent adepte de la sacralisation militaire, et je suis prompt à condamner le bullshit des censeurs qui voudraient que l’art n’approche rien qui puisse gêner Madame Michu, mais quand même. Ce n’est pas tant le graffiti qui me dérange, mais plutôt la manière dont « l’affaire » est relatée en Occident, à l’exception de La Voix de la Russie, qui rappelle au passage que le monument venait d’être nettoyé des nombreux graffitis nazis qui le parsèment régulièrement. Mais ça ne compte pas vraiment comme média occidental…

Si la tombe du Soldat Inconnu, ou pire, si le Mémorial Américain de Colleville-sur-Mer avait été tagué de la sorte, comment auraient réagi les médias occidentaux ? On aurait parlé de salir l’Histoire, d’insulte aux morts tombés pour la France, etc., les grands mots habituels. Pourquoi n’est-ce pas le cas ici ? Pourquoi n’y a-t-il qu’un seul commentateur, sur l’article du DailyMail, pour rappeler que ces soldats sont eux aussi tombés pour la même cause ? Vous allez m’accuser de posture post-soviétique, et je plaiderai coupable, mais cette histoire m’emmerde pas mal et m’amène à m’interroger sur l’éthique du street-art.

Les graffeurs doivent-ils avoir une déontologie qui leur impose de ne pas taguer les tombes ou les monuments aux morts ? Ou bien doit-on considérer que tout, dans l’espace public, mérite d’être détourné de la sorte ? La question est finalement celle de l’art en général, et on aurait même pu la voir donnée au Bac de philo… À ceci près que l’on parle ici de l’art dans l’espace public, justement, et non pas cantonné à l’espace cloisonné des galeries et musées.


Publié initialement sur Pop Up Urbain sous le titre Entre street-art et profanation : quand l’homme d’acier travestit les soldats de bronze

Source illustrations : Pop Up Urbain

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