Vous n’habitez pas chez vous

Le 9 décembre 2011

Vous pensiez habiter à Paris ? Et bien non, d'après ce que vous pensez de votre territoire, vous habitez dans l'Eure. Si les données étaient ouvertes, ce genre de méprise n'arriverait pas. La preuve avec ce quiz.

Entrez votre code postal dans l’application ci-dessus et faites le test pour découvrir que vous n’habitez pas chez vous…

S’interroger sur la perception de son territoire, se dire que, finalement, même en pleine mégapole on habite à la campagne, le tout pour promouvoir l’Open Data – l’ouverture des données, en français. Drôle d’idée. OWNI a travaillé sur ce projet avec le laboratoire de sciences humaines d’OrangeLabs, la Fondation Internet nouvelle génération (FING) et Everydatalab.

Ce questionnaire interroge le citoyen sur sa connaissance des données publiques de son territoire : pense-t-il vivre dans une ville de personnes âgées ? Pense-t-il que sa ville est riche ? Pense-t-il que son territoire fait des efforts en termes de financement d’équipements publics ?

Pour chacune des 16 questions, nous évaluons s’il a “raison”, si sa perception correspond à ce que les données publiques décrivent de son territoire. Pour ajouter un aspect ludique, nous calculons quel département correspond le plus aux réponses qu’il a réellement données. D’où le titre de notre application “Où habitez-vous vraiment ?”… Dans le Puy-de-Dôme au lieu de Paris par exemple.

Notre but : démontrer la différence qui existe entre cette perception et la réalité. Un écart plutôt important et généralisé : la note moyenne du quiz actuellement – plus de 7 600 participations en 10 jours – se situe à 4,8/10. Et de fait, dégager en creux l’apport potentiel d’une ouverture large des données publiques, qui permettra au citoyen d’améliorer sa connaissance sur son territoire.

Les dessous des données publiques

En soi, raconter comment nous avons sélectionné et récupéré les données n’auraient pas grand intérêt, c’est notre cuisine interne.

Sauf que les questions et difficultés auxquelles nous avons fait face sont révélatrices des obstacles auxquels sont confrontés les journalistes, les chercheurs, les citoyens qui cherchent à obtenir des données publiques. Et qui plaident donc en faveur d’une simplification de l’ouverture des données… CQFD.

Nous avions décidé de nous limiter aux données ouvertes, ne nécessitant pas de travail d’agrégation (donc déjà disponibles, dans un format tableur, pour l’ensemble des communes françaises)1. Pas seulement pour nous demander moins de travail, mais pour nous mettre le plus possible dans la peau d’un utilisateur lambda, qui n’a pas forcément le temps ou les compétences pour récupérer, au sein d’un tableau régional, les données pour chaque département puis de les réinsérer dans un tableur global.

L’INSEE a donc été notre source principale. Nous avons cependant rapidement déchanté sur les données disponibles par commune. Il en existe beaucoup mais par forcément sur des indicateurs pertinents pour caractériser un territoire. Nous sommes donc régulièrement remontés à l’échelle du département : sur 16 questions, seules 4 portent sur la commune.

Au niveau des indicateurs sélectionnés, nous avons également dû revoir nos prétentions. Par exemple, nous voulions obtenir la consommation d’alcool par commune, du moins par département. Sur l’INSEE, les données – agrégées – ne sont disponibles que par région. Sur le site de l’OFDT, Observatoire français des drogues et des toxicomanies, certaines données par département sont disponibles, mais selon des indicateurs plus précis (usage régulier alcool à 17 ans en %, accidents corporels avec alcool, décès avant 65 ans par alcoolisme et cirrose,…) et des bases de données plus ou moins complètes selon les indicateurs.

Les données ont été ensuite ramenées à la population de la ville et du département pour obtenir un ratio par habitant, qui nous a semblé plus pertinent pour comparer des données. Chaque ville, département a fait l’objet d’un classement en catégorie « + Â», « ++ Â», « - Â», « = Â», « - - Â» selon sa position par rapport à la moyenne nationale.

Partir de l’utilisateur

Cette application a fait l’objet d’une longue maturation.
En janvier dernier, deux chercheurs sociologues du labo R&D OrangeLabs2, Valérie Peugeot et Dominique Cardon, qui s’intéressent à l’Open Data depuis maintenant trois ans, nous ont proposé de construire une application web qui permette d’évaluer l’impact de l’ouverture des données publiques (Open Data) sur celui qui est souvent le grand oublié des débats sur la question, le citoyen utilisateur final.

On observe beaucoup ceux qui libèrent leurs données (la puissance publique), ceux qui s’en saisissent (les développeurs, les civic hackers, les entreprises…) mais on ne sait rien du bénéficiaire ultime de cette ouverture (l’habitant, l’usager de service public, le consommateur…).

Pour l’heure les partisans de l’ouverture affirment de façon très normative que l’Open Data changera la vie : autorisant d’exercer un contrôle sur la manière dont une mairie conduit les affaires publiques, de participer à la vie démocratique, de choisir un restaurant bien côté par les autorités de contrôle sanitaire, ou encore de se déplacer facilement dans sa ville en fauteuil roulant. Projection idéalisée ou véritable possibilité ? C’est la grande question.

Les préoccupations de ses deux chercheurs ont rejoint un point d’intérêt grandissant chez OWNI, en particulier chez ses journalistes de données. L’Open Data fait ses premiers pas. Le phénomène s’est limité ces derniers mois à une forme très spécifique : celle de la libération “massive” des données par les administrations (municipalités, conseils généraux, régions…) dans une plate-forme, avec souvent l’organisation d’un concours visant à inciter le développement d’applications pratiques. Une formule qui a connu un succès réel (l’initiative de Rennes, par exemple), et fait de nombreux petits (9 plates-formes actuellement, dont la dernière très attendue, celle de l’État français).

L’Open Data ne se limite pourtant pas à cela : c’est aussi un concept, un idéal porteur de valeurs politiques très larges (Open Government, transparence, amélioration des politiques publiques). Des notions qui n’ont pour l’instant pas été intégrées dans les réalisations. Comme si l’Open Data se limitait pour l’instant à la “publication massive en ligne de séries de données” comme l’exprimait Claire Gallon de LiberTIC lors du Personal Democracy Forum du 6 décembre dernier.

Quelle réutilisation réelle en sera faite ? Comment les journalistes, non spécialisés en données, peuvent-ils se saisir de cet objet ? Quel impact pour les citoyens ? Quelle vision politique, quel projet derrière l’ouverture des données, à l’échelle d’un territoire, d’un pays ?

Cette réflexion, cette prise de recul commence à émerger et être exprimée par des chercheurs (ceux d’OrangeLabs mais aussi Sylvain Parasie, Stéphanie Wojcik,…), évaluée par des associations (LiberTIC, Regards Citoyens…).

Deux partenaires nous ont rapidement rejoint dans la boucle : la FING et Everydatalab. Il fallait ensuite trouver un concept. Comme le résument Valérie Peugeot et Dominique Cardon :

L’utilisateur final est assez insaisissable, d’autant que la plupart du temps il utilise l’Open Data sans en avoir vraiment conscience. Aller à sa rencontre par des entretiens pour lui demander en quoi l’Open Data “change sa vie” est une impasse méthodologique.

Nous avons donc pris le problème dans l’autre sens : partir de l’utilisateur pour arriver à l’Open Data. L’interroger sur ses propres perceptions et connaissances pour lui démontrer l’intérêt de l’ouverture des données publiques.

Une app et basta ?

Cette application se situe dans le cadre d’un projet de recherche. Elle aura donc une vie et un but après que vous ayez répondu au quiz ;)

C’est pourquoi un certain nombre de données personnelles (année de naissance, sexe, CSP) sont demandées à l’issue de ce quiz : afin de catégoriser les résultats du test.

Ce traitement des données sera réalisé par l’équipe de Valérie Peugeot et Dominique Cardon :

Notre travail va constituer à analyser les écarts de perception évalués par l’application en fonction de différents critères : le lieu de résidence bien entendu, mais aussi l’âge, le genre ou encore la satisfaction à vivre sur le territoire… Il sera intéressant également de voir si ce sont sur les critères les plus « légers » comme l’ensoleillement ou plus « graves » comme la pauvreté des enfants, que les écarts sont les plus importants. Ou encore si les écarts portent sur des sujets pour lesquels les pouvoirs publics locaux ont une relative marge de manÅ“uvre pour changer le cas échéant un manque, un problème ou non.

Cette application est un des éléments de l’enquête de ses chercheurs, qui vise aussi à déterminer l’impact durable de l’Open Data sur le citoyen :

Si les perspectives ouvertes par l’Open Data visent souvent l’idée individualisante de rendre des services pratiques à chacun, elles peuvent aussi nous aider à mieux comprendre comment nous faisons société en faisant apparaître des différences, des inégalités ou des proximités qui bousculent parfois nos représentations ordinaires.

En imaginant que demain les données ouvertes permettent de construire une vision riche de la qualité de vie dans les territoires (ce qui est loin d’être le cas pour l’heure), jusqu’à quel point leurs habitants modifieront-ils leur regard sur leur lieu de vie, s’impliqueront-ils plus dans la vie démocratique locale, infléchiront-ils leurs choix de résidence ? Voilà quelques unes des questions prospectives que nous nous posons. Qui nous intéressent nous en tant que chercheurs mais qui peuvent aussi intéresser notamment les collectivités locales.

Open Data et citoyens, affaire à suivre…


Application réalisée par James Lafa (développement), Cezary Ziemlicki (pour le script calculant le département dans lequel vous devriez habiter), Elsa Secco et Marion Boucharlat (design).

  1. les seules données que nous avons agrégées sont celles des décès des moins de 65 ans par alcoolisme et les heures d’ensoleillement []
  2. Ce laboratoire de sciences humaines et sociales, financé par Orange mais disposant d’un fonctionnement autonome, observe et analyse les évolutions des technologies de l’information et de la communication en général, et les tendances émergentes sur le web en particulier []

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